ANALYSES

Amérique latine : le retour de la gauche en ordre dispersé

Presse
6 novembre 2022
Est-ce que la réélection de Lula au Brésil consacre le nouveau virage à gauche de l’Amérique latine ?

Force est de constater que ce sont des candidats que l’on peut classer dans l’une ou l’autre des familles progressistes ou de la gauche, qui ont remporté la quasi-totalité des élections présidentielles organisées dans les pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud depuis 2018, du Mexique au Brésil, en passant par le Pérou, la Colombie, la Bolivie, le Honduras et l’Argentine. Mais la coloration des présidents ne suffit pas pour se faire un avis sur la situation politique d’un pays, dans la mesure où la victoire à la présidentielle de dirigeants de gauche a été rarement suivie de la victoire de leur parti aux législatives, excepté au Mexique. Du coup, les présidents élus n’ont pas nécessairement les mains libres pour mettre en œuvre leurs programmes.

Les commentateurs ont toutefois parlé d’un nouveau cycle de progressisme en Amérique latine, après la gauche des années 1960-1970 et celle du début du XXIe siècle.

Ce sont des coïncidences électorales. On peut les qualifier de « cycle », si l’on veut. Personnellement, je préfère parler d’alternances. Les électeurs sont changeants en Amérique latine. Lorsqu’ils sont mécontents, ils censurent le gouvernement. Dans les années 2010, il y avait une majorité de gouvernements de droite qui avaient succédé à la gauche et qui, à leur tour, sont aujourd’hui délogés par les électeurs mécontents qui votent contre.

Il ne faut surtout pas y voir une fidélité à l’égard d’une famille politique, mais plutôt la conséquence de l’insatisfaction sociale montante ces dernières années à l’égard des gouvernements de droite, que ce soit au Chili, en Argentine ou maintenant au Brésil. On pourrait prendre les différentes situations les unes après les autres et faire le même constat. Un cycle supposerait une articulation entre les forces de gauche à travers le continent, ce qui est loin d’être le cas, à mon sens.

C’est quand-même la preuve que la démocratie fonctionne bien sur le continent…

Dans l’Amérique du Sud, le souvenir des dictatures militaires demeure encore vivace dans les esprits. La démocratie est préservée par les excès qui ont été commis par l’extrême droite et la droite militarisées du siècle passé. Cela dit, il faut noter aussi que si la démocratie fonctionne bien et si les aventures militaires ne sont plus à l’ordre du jour, on assiste à une radicalisation de l’espace de la droite qui est de plus en plus occupé par des candidats ou des partis radicaux. C’est le cas notamment au Brésil, avec Jair Bolsonaro et la montée des églises évangéliques particulièrement conservatrices. Au Chili, José Antonio Kast, qui avait remporté le premier tour de la présidentielle en 2021 face au candidat de la gauche, finalement élu, tout comme l’adversaire malheureux du nouveau président colombien, Rodolfo Hernandez, sont, eux aussi, issus de la droite extrême, plus proches d’un Trump que des Bush.

Vous parliez de la montée du mécontentement populaire. Quels sont les principaux facteurs qui ont nourri le mécontentement contre les gouvernements de droite en place en Amérique latine ?

Attardons-nous sur le cas du Brésil. Dans ce pays, il y a environ 15% de la population qui souffre de quasi-famine. L’aggravation ces dernières années du phénomène de malnutrition touche de plus en plus de monde, alors que ces fléaux avaient disparu dans les années 2000-2010. La gauche au pouvoir à l’époque était portée par une conjoncture internationale favorable aux exportations tirées par une demande chinoise qui paraissait éternelle. Puis est survenue la crise financière mondiale qui a ravagé l’ensemble du continent. La droite revenue au pouvoir à Brasilia à la faveur de la crise n’a pas su relever le défi. Sous sa gouverne, la croissance s’est ralentie et les inégalités sociales se sont creusées. Enfin, le Brésil qui a été le deuxième pays le plus touché par le Covid-19 en termes de nombre de morts, a vu son économie s’effondrer et les inégalités se creuser. Il y a eu 700 000 morts au Brésil pendant la pandémie.

Dans ces conditions, comment s’étonner que la population brésilienne ait fait éclater son mécontentement en s’exprimant dans les urnes ?  C’est ce qui s’est passé dans six autres pays du continent depuis 2018 avec l’élection à la présidence d’Andres Manuel Lopez Obrador au Mexique. Il n’en reste pas moins que chaque expérience est singulière et répond au contexte politique, social et économique de chacun de ces pays-là.

Les gauches en Amérique latine

Cette gauche latino-américaine fragmentée qui arrive au pouvoir sur le continent a souvent été comparée à la gauche européenne, elle aussi profondément désunie. Pourriez-vous revenir brièvement sur les origines et l’évolution de la gauche en Amérique latine ?

La gauche latino-américaine est, on peut le dire, un implant européen. Les idées de justice sociale, de liberté et d’égalité sont arrivées sur le continent avec les migrants, qui ont débarqué par vagues successives, depuis la fin du XIXᵉ siècle jusqu’aux années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. Il y a eu une vague de migrations venue notamment d’Italie avec beaucoup d’anarchistes parmi eux. La pensée socialiste s’est répandue en particulier dans les pays du Cône sud, notamment en Uruguay et en Argentine, pays très influencés par l’Internationale socialiste et la social-démocratie allemande.

Chemin faisant, comme en Europe, les mouvements de gauche se sont divisés entre communistes et socialistes. Compte tenu des structures sociales assez différentes par rapport à celles qui existaient dans les pays européens, en particulier l’absence d’industrialisation et donc l’absence de salariés ouvriers, c’est plutôt du côté de la paysannerie qu’on a vu apparaître des mouvements radicaux et révolutionnaires, comme le syndicalisme sandiniste en Amérique centrale, dans les années 30. Dans les autres régions, d’autres mouvements ont vu le jour sous l’impulsion des leaders populistes tels que Getulio Vargas au Brésil ou Juan Peron en Argentine. Il y en a eu d’autres. Ces leaders étaient souvent des personnages ambigus, influencés par le fascisme avant de passer au socialisme. Ils ont créé des mouvements qui ont parfois survécu aux fondateurs, notamment le péronisme qui est toujours très actif en Argentine, mais qui reste un espace très fractionné, comprenant des courants qui se réclament de la droite, de la gauche, voire de l’extrême droite et de l’extrême gauche. Le président argentin actuel, Alberto Fernandez, est l’héritier de cette famille populiste péroniste.

Où se situe quelqu’un comme Fidel Castro dans ce paysage ?

Fidel Castro incarne le courant révolutionnaire, qui a été réactivé par la victoire de la révolution cubaine de 1959. A ses débuts, Castro n’était pas communiste, mais était plutôt influencé par la révolution mexicaine, par le péronisme et les mouvements populistes. C’est le fait d’être près des États-Unis, alors qu’à l’époque la géopolitique était déterminée par la logique des blocs, qui l’a conduit à rechercher la protection de l’Union soviétique, afin de préserver les acquis de la révolution et son autorité. L’image de Castro et celle de son compagnon de route Che Guavera sont très puissantes dans toute l’Amérique latine, même si les chemins du duo révolutionnaire ont divergé sur la question du prosélytisme à l’extérieur. Le Che, comme l’on le sait, dut quitter Cuba en désaccord avec Fidel Castro, qui entendait concentrer ses forces sur la protection de la révolution à Cuba, alors que Guevara était partisan de multiplier les foyers de la révolution à travers le monde en développement.


Enfin, il y a une autre famille, celle du Parti des travailleurs (PT) brésilien, né du mariage du syndicalisme, du courant de la théologie de libération porté par l’Eglise catholique et d’autres courants de gauche. Le leader brésilien Luiz Inacio Lula da Silva est issu de ce mouvement. Au moment de la première victoire de Lula à la présidentielle brésilienne, en 2002, le PT était le plus grand parti d’Amérique latine, avec plus d’un million d’affiliés et une présence qui irriguait l’ensemble du pays. La situation a beaucoup évolué depuis sur l’ensemble du continent, avec une gauche déstabilisée par les conséquences à long terme de la fin de la guerre froide. On a une situation un peu paradoxale aujourd’hui avec les élections de ces dernières années qui ont amené au pouvoir des présidents issus de la gauche historique latino-américaine, mais qui n’ont pratiquement pas de liens entre eux.

En 2006, l’ancien ministre des Affaires étrangères du Mexique, Jorge Castaneda, parlait de deux gauches en Amérique latine, l’une traditionnaliste et populiste et l’autre moderniste et porteuse de réformes sociales. Est-ce que cette lecture demeure toujours valable selon vous ?


Non, pas tout à fait. Castaneda faisait lui-même partie d’un gouvernement démocrate-chrétien. Il est l’auteur de L’utopie des armées (2), livre dans lequel il se montrait plutôt optimiste sur l’unité de la gauche latino-américaine au sortir de la Guerre froide et qu’il voyait s’orienter vers la social-démocratie. Or les événements lui ont donné tort. On peut dire qu’il y a aujourd’hui plusieurs gauches en Amérique latine. Les présidents issus de la gauche représentent des familles différentes, sans qu’on puisse leur attribuer des étiquettes simplistes, du genre « traditionnel », « autoritaire » ou « moderniste ».

Où situer, par exemple, quelqu’un comme le nouveau président de la Colombie, Gustavo Petro ? C’est un ex-guérillero, comme l’ont été les dirigeants du Nicaragua ou du Salvador, mais ses positions anti-extractivistes et ses appels à mieux protéger l’environnement le placent plutôt dans le camp de la nouvelle gauche sud-américaine, aux côtés d’un Gabriel Boric, le jeune chef de l’Etat chilien. De même, difficile de qualifier le président mexicain Andres Manuel Lopez Obrador, vétéran de la vie politique latino-américaine, qui a commencé sa carrière au Parti révolutionnaire institutionnel, quasi parti unique du Mexique, avant de créer son propre parti qui lui a permis de se faire élire à la présidence il y a quatre ans. Dans son programme de gouvernement, il défend le nationalisme économique et le productivisme, tout en rappelant la nécessité de financer des programmes sociaux pour les plus pauvres, sans que pour autant l’homme se réclame de la gauche.

Les chantiers

Quels sont les chantiers prioritaires pour la gauche au pouvoir aujourd’hui dans les principaux pays de l’Amérique latine ?

Les chantiers sont triples, à l’image de la crise sociale, politique et économique, aggravée par la pandémie, qui a préparé le terrain pour le retour de la gauche au pouvoir. La relance de l’activité et des aides gouvernementales massives seront nécessaires pour résorber les conséquences de cette crise qui a touché les populations les plus vulnérables. Affectés par la crise, les classes populaires, les Afro-descendants, la jeunesse se sont alors beaucoup mobilisés réclamant plus de justice sociale, redistribution et démocratie. Le cas des Afro-descendants mérite d’être raconté. Discriminés, longtemps ignorés à la fois par les gouvernements et les partis politiques, la diaspora noire, issue de l’esclavage, a profité de cette conjoncture défavorable pour commencer à bouger, exigeant des autorités des droits en matière d’éducation, de santé et d’infrastructures. En Colombie, où les Afro-descendants représentent 10% de la population, pour la première fois la vice-présidente est issue de cette communauté. Militante écoféministe, Francia Marquez a fait campagne pour l’élection de Gustavo Petro et a ramené aux urnes des personnes qui d’habitude ne votent pas. Cette question de la condition des Afro-descendants se pose de façon brûlante au Brésil où 54% de la population s’est déclarée être d’origine noire au dernier recensement. Paradoxalement, alors qu’ils sont majoritaires, les résistances aux tentatives d’amélioration de leur condition y ont été les plus fortes, notamment lorsque la gauche était au pouvoir. En 2016, c’est la décision du gouvernement d’obliger les foyers à déclarer leur personnel domestique – femmes noires à 80% – afin que celles-ci puissent toucher des retraites et des prestations  sociales, que la crise politique a éclaté entraînant la destitution de la présidente socialiste Dilma Rousseff.

De quelles marges de manœuvres Lula disposera-t-il pour mettre en œuvre son programme ?


Dans son discours de victoire, le président-élu a proclamé qu’il ne sera pas le président du PT, mais celui de tous les Brésiliens. Cette proclamation correspond parfaitement à la réalité politique sur le terrain. En effet, pour gagner, le candidat Lula a été obligé de tendre la main à des partis centristes et du centre droit, voire à des partis de droite qui ne voulaient plus de Bolsonaro. Ils lui ont apporté les 7 à 8% de voix qui lui manquaient pour remporter le deuxième tour face à son adversaire d’extrême droite, le président sortant Jair Bolsonaro. En contrepartie, le nouveau président qui n’a pas de majorité au Parlement va devoir négocier la mise en œuvre de ses ambitions sociales avec des formations qui, sur le plan idéologique, se situent à mille lieux des valeurs collectivistes de la gauche. On a appris récemment que dès après l’investiture de Lula en janvier, son ministre de l’Economie va devoir demander au Parlement de voter un correctif au budget permettant au gouvernement de continuer de financer les aides sociales qui avaient été augmentées de 40% par l’équipe sortante à des fins électorales. Que fera le Parlement, qui depuis les élections législatives du 2 octobre penchent un peu plus vers la droite radicale du président sortant ? Personne ne le sait. Or, au-delà de l’obstacle parlementaire, le nouveau gouvernement aura aussi à cœur de répondre à la clameur qui monte du fond de l’histoire de l’Amérique latine appelant le pouvoir à corriger les inégalités criantes qui perdurent entre les populations d’origine européenne et les populations autochtones et celles déportées d’Afrique. Traditionnellement, les gouvernements de gauche au Brésil n’ont pas été sourds à cet appel, mais leurs bonnes volontés ont été systématiquement freinées par le poids des institutions médiatiques qui contrôlent les esprits et par celui du parlement qui s’est révélé être historiquement le siège de tous les conservatismes. Il n’y a pas de raison que les choses se passent différemment cette fois.

(1) Jean-Jacques Kourliandsky est directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean-Jaurès. Chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), il est aussi collaborateur permanent de l’Espace latino. Dernière publication : Progressisme et démocratie en Amérique latine : 2000-2021 (Editions de l’Aube, 2022)

(2) L’utopie désarmée, par Jorge Castaneda. Editions Grasset, 1996.

 

Propos recueillis par RFI.


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