ANALYSES

Le Brésil et la guerre en Ukraine, une illustration de la position des pays du Sud face aux évolutions de l’ordre international

Tribune
10 mai 2022


Depuis le 24 février 2022 et le début de l’invasion militaire de la Russie en Ukraine, le Brésil a participé à plusieurs votes au sein de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) et de l’Organisation des États américains (OEA) dont le siège se situe à Washington.

À l’instar d’une majorité de pays du Sud dans le monde, Brasilia a condamné l’agression russe tout en affirmant une politique de neutralité dans le conflit ukrainien, refusant de s’associer à l’application et au soutien de sanctions contre Moscou. Les intérêts commerciaux immédiats du pays avec la Russie dans une période de crise économique profonde (dans le domaine agricole notamment), son appartenance aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), sa relation avec la Chine (premier partenaire commercial), ainsi que la froideur qui caractérise les relations entre la présidence de Jair Bolsonaro et celle de son homologue états-unien Joe Biden, expliquent cette position. Mais au-delà, cette dernière doit également se lire à l’aune de la tradition diplomatique du pays qui pose le principe de « non-intervention » dans les affaires intérieures des États (en lien avec ceux d’indépendance nationale, de solution pacifique aux conflits et d’autodétermination des peuples) au cœur de sa doctrine de politique étrangère.

Dans ce cadre, le Brésil a voté pour la résolution de l’AGNU nommée « Agression contre l’Ukraine » du 2 mars 2022, ainsi que dans le cas de celle du 24 mars 2022 intitulée « Conséquences humanitaires de l’agression contre l’Ukraine », mais s’est abstenu sur celle du 7 avril 2022 relative à l’exclusion de la Russie du Conseil des droits de l’homme. Au sein de l’OEA, Brasilia s’est abstenu deux fois, lors du vote de la résolution du 25 mars 2022 (The Crisis in Ukraine) et sur celle du 21 avril 2022 exigeant la suspension de la Russie de l’OEA en tant que membre observateur (Suspension of the Status of the Russian Federation as a Permanent Observer to the Organization of American States).

De son côté, s’inscrivant lui-même dans cette tradition de la politique étrangère brésilienne, le candidat de la gauche et du centre gauche à l’élection présidentielle de 2022 [1], Luiz Inácio Lula da Silva – dit « Lula » (ayant gouverné le pays de 2003 à 2010 et ayant été l’artisan, dans ce cadre, de la diversification stratégique et des alliances du Brésil vers les autres puissances émergentes, dont la Russie) -, a donné son point de vue sur la guerre en Ukraine dans un grand entretien accordé au magazine états-unien Time [2].

À la question de savoir s’il pourrait encore parler à Vladimir Poutine après ce qu’il a commis en Ukraine, Lula répond : « Nous, les responsables politiques, nous récoltons ce que nous semons. Si je sème la fraternité, la solidarité, l’harmonie, je récolterai de bonnes choses. Si je sème la discorde, je récolterai des querelles. Poutine n’aurait pas dû envahir l’Ukraine. Mais il n’y a pas que Poutine qui est coupable. Les États-Unis et l’Union européenne (UE) sont également coupables. Quelle était la raison de l’invasion de l’Ukraine ? L’OTAN ? Dans ce cas, les États-Unis et l’Europe auraient dû dire : « L’Ukraine ne rejoindra pas l’OTAN ». Cela aurait résolu le problème. » Et d’ajouter : « L’autre problème était l’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Les Européens auraient pu dire : « Non, ce n’est pas le moment pour l’Ukraine d’adhérer à l’UE, nous attendrons ». Ils n’avaient pas à encourager la confrontation. »

Les dirigeants des puissances occidentales n’ont-ils pas tenté de dialoguer avec le président russe ? « Non, ils ne l’ont pas fait. Les conversations étaient très rares. Si vous voulez la paix, vous devez être patient » tranche ainsi l’ancien président. « Ils auraient pu s’asseoir à une table de négociation pendant 10, 15, 20 jours, un mois entier, à essayer de trouver une solution. Je pense que le dialogue ne fonctionne que lorsqu’il est pris au sérieux. »

Répondant à la question de savoir s’il aurait été capable d’arrêter ce conflit s’il était actuellement président du Brésil, Lula répond : « Je ne sais pas si j’en serais capable. Si j’étais président, j’aurais téléphoné à [Joe] Biden, à Poutine, à l’Allemagne et à [Emmanuel] Macron. Parce que la guerre n’est pas la solution. Je pense que le problème est que si vous n’essayez pas, vous n’arrangez pas les choses. Et vous devez essayer. » Puis de développer : « Et maintenant, parfois je m’assieds et regarde le président de l’Ukraine parler à la télévision, être applaudi, être ovationné par tous les parlementaires [européens]. Ce « mec » est aussi responsable que Poutine de la guerre. Parce que dans la guerre, il n’y a pas qu’un seul coupable. Saddam Hussein était aussi coupable que Bush [pour le déclenchement de la guerre en Irak de 2003]. Parce que Saddam Hussein aurait pu dire : « Vous pouvez venir ici et vérifier et je prouverai que je n’ai pas d’armes de destruction massive ». Mais il a menti à son peuple. Et maintenant, ce président de l’Ukraine aurait pu dire : « Allez, arrêtons de parler de cette affaire de l’OTAN, de l’adhésion à l’UE pendant un certain temps. Discutons un peu plus d’abord ».

Lui opposant le fait que Vladimir Poutine a imposé la guerre au président Volodymyr Zelensky, la journaliste du Time demande à Lula s’il pense que ce dernier a néanmoins des responsabilités dans son déclenchement : « Il voulait la guerre. S’il n’avait pas voulu la guerre, il aurait négocié un peu plus. C’est ça. J’ai critiqué Poutine quand j’étais à Mexico [en mars 2022], affirmant que c’était une erreur d’envahir. Mais je ne crois pas que quiconque soit en train de tenter d’aider à créer la paix. Les gens stimulent la haine contre Poutine. Cela ne résoudra pas les choses ! Nous devons parvenir à un accord. Mais les gens encouragent [la guerre]. Vous encouragez ce type [Zelensky], puis il pense qu’il est la cerise sur votre gâteau. Nous devrions avoir une conversation sérieuse : « OK, vous étiez un bon comédien. Mais ne nous faisons pas la guerre pour que vous vous présentiez à la télévision ». Et nous devrions dire à Poutine : « Vous avez beaucoup d’armes, mais vous n’avez pas besoin de les utiliser contre l’Ukraine. Parlons ! » ».

Quid de l’attitude des États-Unis et de Joe Biden ? : « Je ne pense pas qu’il ait pris la bonne décision concernant la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Les États-Unis ont beaucoup de poids politique. Et Biden aurait pu éviter [la guerre], pas l’inciter. Il aurait pu parler plus, participer plus. Biden aurait pu prendre un avion pour Moscou pour parler à Poutine. C’est le genre d’attitude que vous attendez d’un leader. Intervenir pour que les choses ne déraillent pas. Je ne pense pas qu’il ait fait ça. » Et d’ajouter : « De la même manière que les Américains ont persuadé les Russes de ne pas mettre de missiles à Cuba en 1961, Biden aurait pu dire : « On va parler un peu plus. Nous ne voulons pas de l’Ukraine dans l’OTAN, point final ». Ce n’est pas une concession. Laissez-moi vous dire quelque chose : si j’étais président du Brésil et qu’ils me disaient : « Le Brésil peut rejoindre l’OTAN », je dirai non. »

Pourquoi ? « Parce que je suis un gars qui ne pense qu’à la paix, pas à la guerre. […] Le Brésil n’a de différends avec aucun pays : ni avec les États-Unis, ni avec la Chine, ni avec la Russie, ni avec la Bolivie, ni avec l’Argentine, ni avec le Mexique. Et le fait que le Brésil soit un pays pacifique nous permettra de rétablir les relations que nous avons créées entre 2003 et 2010. Le Brésil redeviendra un protagoniste sur la scène mondiale, car nous prouverons qu’il est possible d’avoir un monde meilleur. »

À la question de savoir comment, le candidat à l’élection présidentielle répond : « Nous devons créer une nouvelle gouvernance mondiale. L’ONU d’aujourd’hui ne représente plus rien. L’ONU n’est pas prise au sérieux par les gouvernements aujourd’hui, car chacun prend des décisions sans la respecter. Poutine a envahi l’Ukraine unilatéralement, sans consulter l’ONU. Les États-Unis ont l’habitude d’envahir des pays sans demander à personne et sans respecter le Conseil de sécurité. Nous devons donc reconstruire l’ONU, pour inclure plus de pays et plus de personnes. Si nous faisons cela, nous pouvons commencer à améliorer le monde. »

 

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[1] Le premier tour de cette élection est prévu le 2 octobre 2022, le second le 30. Pour cette échéance, Lula s’est allié à une partie du centre-droit et à des éléments issus de la droite dans le cadre de la coalition « Allons ensemble pour le Brésil/Vamos juntos pelo Brasil » conçue pour vaincre Jair Bolsonaro et « reconstruire le Brésil ». À ce jour, les sondages indiquent la victoire de Lula, mais les écarts se resserrent face au président sortant. Lula se situe aux environs de 40 % des intentions de vote, Jair Bolsonaro autour de 30-35 % (10 mai 2022). Le premier l’emporterait au second tour avec 52 % des suffrages, contre 37 % à son concurrent. Sur cette campagne à venir, suivre les activités de l’Observatoire électoral 2022 de l’Amérique latine de l’IRIS, y lire « Le retour de Lula dans un Brésil à genoux » de Giancarlo Summa et écouter « L’état du Brésil à cinq mois de l’élection présidentielle » dans Un jour dans le monde du 27 avril 2022 sur France inter avec Christophe Ventura.

[2] Lire l’intégralité de l’entretien de Lula dans Time (édition du 23 au 30 mai 2022).
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