ANALYSES

Brésil : où va la puissance agro-alimentaire avec Bolsonaro ?

Tribune
15 avril 2019


Le Brésil, fort de son territoire de plus de 8 millions de kilomètres carrés, est le cinquième plus grand pays du monde et le premier d’Amérique latine. Dans cet immense territoire hérité de l’empire colonial portugais, l’agriculture et l’agro-alimentaire ont toujours été des piliers de l’économie. Le pays continue de miser fortement sur ce secteur pour renforcer son développement et conquérir toujours plus de marchés à l’international. Qualifié de « ferme du monde », il dispose de nombreux avantages pour se maintenir comme l’un des principaux leaders mondiaux. Mais certains défis peuvent potentiellement fragiliser sa compétitivité et l’élection en octobre 2018 de Jair Bolsonaro à la présidence de la République soulève tout un ensemble de questions quant à l’avenir du pays.

Quelle place occupe l’agriculture au sein de l’économie brésilienne ?

Depuis dix ans, en moyenne, l’agriculture compte pour environ 4,5% du PIB brésilien (un chiffre important comparé à celui d’autres puissances agricoles : 1,5% pour la France, 4% pour la Russie). En conjuguant la contribution de ce secteur avec celle de l’agro-alimentaire, c’est près d’un quart de l’économie qui résulte de l’activité agricole et industrielle en 2017. Et ce chiffre est en évolution constante depuis dix ans. De même, l’emploi dans l’agro-industrie est en hausse, phénomène unique dans le pays qui connaît une forte contraction de sa croissance économique depuis quelques années avec une hausse du chômage et une baisse du nombre d’emplois. Cependant, l’emploi agricole a diminué en passant de 18 à 10% de la population active entre 2007 et 2017. La première conclusion à en tirer est que l’agriculture brésilienne offre de plus en plus de produits transformés.

Le Brésil est le premier producteur et exportateur mondial de sucre, de jus d’orange et de café, le second d’éthanol et de viande bovine. Il est le deuxième producteur de soja, le troisième de maïs et de viande de volailles et le quatrième de viande porcine. Si le café, le sucre, le coton ou le caoutchouc ont été des cultures phares au cours des siècles passés, il faut souligner la percée du soja et de l’élevage au cours des dernières décennies. Rien que depuis 2010, les surfaces cultivées en soja sont passées de 24 à 34 millions d’hectares (Mha). Quant à l’élevage et la transformation de la viande, ils mobilisent près de 100 Mha actuellement. Ces deux filières (soja et viande) représentent désormais la moitié de la superficie agricole totale du pays qui atteint 280 Mha.

Ce Brésil agricole, très performant, tire sa force d’une géographie favorable : ressources hydriques et foncières abondantes, conditions climatiques propices dans plusieurs régions de ce pays par ailleurs immense. La volonté permanente des autorités brésiliennes de développer l’agriculture et de miser sur une modernisation continue du secteur a contribué à faire du Brésil l’un des pays les plus puissants de la planète.  Les efforts en matière de formation technique, de sciences, d’investissement matériel et d’organisation des filières ont porté leurs fruits. Les rendements céréaliers ont triplé depuis le début de la décennie 1990. Dans le secteur de l’élevage, alors que l’étendue des pâturages s’est légèrement contractée, le nombre de bovins a doublé depuis les années 1980. Sur les deux dernières décennies, la production de volaille a triplé et celle du soja a presque quadruplé ! Le sucre, le maïs ou la viande de porc ont également connu des croissances importantes en termes de rendement et de progression des volumes mis sur les marchés, nationaux, régionaux et internationaux.

Depuis le début du siècle, aucun président brésilien n’a cherché à ralentir cette dynamique. Au contraire, la croissance agricole dépassant celle de l’économie dans son ensemble, chaque gouvernement s’est évertué à soutenir ce pilier national. Alors que Graziano da Silva était encore ministre du Développement social et du combat contre la faim (2003-2004), la stratégie agricole et sécurité alimentaire alors mise en place démontre l’importance accordée au secteur. En outre, dans l’émergence sur la scène internationale, le pouvoir s’est généralement appuyé sur les atouts agricoles du pays pour l’insérer au mieux dans les nouvelles routes de la mondialisation. Le président en poste depuis le 1er janvier 2019, Jair Bolsonaro, ne semble pas non plus prendre le contre-pied de cette politique. Au contraire, sa politique vis-à-vis de l’Amazonie (dont l’objectif est d’ouvrir le poumon vert de la planète à l’exploitation industrielle), sa tentative de transférer le portefeuille de l’ancien ministère de l’Environnement vers celui de l’Agriculture ou sa décision, dès janvier, de placer la démarcation des terres attribuées aux peuples autochtones sous la tutelle du ministère de l’Agriculture, semblent confirmer que la politique agricole continuera de tenir une place centrale dans l’avenir du pays. Cette dynamique n’est pas sans interroger la trajectoire en matière de préservation de la biodiversité et de l’environnement.

Comment lire la poussée brésilienne dans le commerce agricole mondial sous l’angle géopolitique ?

Sans agriculture, il ne peut pas y avoir de puissance brésilienne. À l’exception du blé et des produits laitiers (même si pour ces derniers de gros investissements sont actuellement réalisés), le bilan agricole brésilien est excédentaire et permet au pays se situer dans le top 5 des exportateurs mondiaux. Avec des ventes annuelles qui varient entre 70 et 80 milliards de dollars au cours de la décennie 2010, le pays peut se targuer de placer plus de 350 produits sur les marchés internationaux. Pékin est le principal acheteur du Brésil, avec près de 30% de ses exportations qui prennent la direction du géant chinois. L’Union européenne polarise, en moyenne, 20 à 22% des exportations brésiliennes, suivie par les États-Unis. Depuis le début du siècle, la valeur totale des exportations agricoles et agro-alimentaires a été multipliée par près de 7 ; 40% du sucre ou de la volaille vendus dans le monde sont d’origine brésilienne.

Outre les marchés asiatiques, européens et nord-américains, le Brésil est parvenu à devenir un fournisseur majeur des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. En Afrique, ses positions progressent, non seulement sur le plan agro-commercial mais également sur celui de la coopération technique et du conseil en politique publique. Les succès des programmes sociaux brésiliens, en matière de lutte contre la faim et la pauvreté (le programme « Fome Zero »), constituent des sources d’inspiration pour plusieurs États africains. Cette diplomatie agricole vers le monde arabe et l’Afrique représente l’un des points forts de l’action extérieure d’un Brésil promoteur de ce dialogue Sud-Sud où le business n’est jamais très loin derrière les discours de partenariat.

Dans ce contexte où la poussée brésilienne dans le commerce agricole mondial sous-tend en partie l’essor global du pays, il n’est donc pas surprenant de voir l’activisme de la nation sud-américaine dans les coulisses des institutions internationales concernées. Le pays prône la libéralisation des échanges dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dirigée par le Brésilien Roberto Azevêdo depuis 2013, ou encore à l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation avec la promotion des programmes de Faim Zéro par José Graziano Da Silva, à la tête de la FAO depuis 2012. Le Brésil mise aussi beaucoup actuellement sur l’accord MERCOSUR-UE en négociation. Dans un autre registre de l’influence stratégique, le Brésil reste l’un des protagonistes de la recherche agronomique mondiale grâce au centre de recherche Embrapa et mise de plus en plus sur l’innovation et les technologies numériques pour optimiser la précision et les performances de son agriculture.

Avec Bolsonaro, toutes ces tendances devraient se prolonger, quand bien même un rapprochement commercial et diplomatique peut se mettre en place avec les États-Unis, ce qui ne serait pas sans incidences en matière agricole et commerciale. La promotion des relations Sud-Sud, axe clef de la politique étrangère brésilienne depuis plusieurs années, pourrait s’atténuer.

Quels sont les défis auxquels doit faire face la filière brésilienne ?

La très grande dualité de l’agriculture brésilienne persiste. D’un côté, de petites exploitations qui fournissent l’alimentation locale ou nationale, dans des schémas de développement familial et territorial souvent difficiles. Elles sont plus de 4 millions, emploient environ 15 millions de Brésiliens et font l’objet de soutiens spécifiques, mis en place par l’ancien président Lula et qui sont réformés occasionnellement pour améliorer leur ciblage. De l’autre côté se trouve l’agro-business, sur environ deux-tiers de la Surface agricole utile (qui s’élève à plus de 300 millions d’hectares) bien que les exploitations de plus de 500 hectares ne représentent que 3% de toutes les fermes brésiliennes. Ce sont ces acteurs qui assurent la transformation des produits et l’agro-exportation du pays, et qui ont apporté un grand soutien à Jair Bolsonaro durant sa campagne électorale. Certains ont d’ailleurs parlé du soutien des « 3B » – Bible, Bœuf et Balles – pour illustrer le soutien au candidat des milieux conservateurs, de l’agro-industrie et de l’armée. Cette bipolarisation agricole au Brésil est assumée : les acteurs semblent davantage compléter leurs modèles que de passer leur temps à les opposer.

Toutefois, l’épineuse problématique des paysans sans-terre n’a pas été résolue, ni celle des conditions très imparfaites dans lesquelles évoluent les travailleurs au sein des méga-fermes brésiliennes. Le foncier demeure un facteur de surchauffe sociale dans le pays. La FAO estime de son côté que deux tiers du foncier agricole brésilien ne sont pas encore exploités, ce qui donne aussi la mesure du potentiel futur du pays, quand bien même l’extension de l’agriculture sur la terre encore disponible pose d’indéniables questions sociétales et écologiques. La promesse du nouveau président de sortir des accords sur le climat de la COP 21 signés à Paris semble montrer que ce dernier ne place pas ce genre de problématique au cœur de sa politique. Ayant caractérisé l’Amazonie comme « région la plus riche du monde », Bolsonaro, surnommé par les médias comme le « Trump tropical », entend ouvrir cet immense territoire aux industries.

Or l’impact sur l’environnement et la biodiversité du développement agricole constitue un sujet de controverses. Le déboisement de la forêt amazonienne, l’impact sur les ressources des pratiques agricoles et de l’élevage et donc les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi le recours depuis 2005 aux organismes génétiquement modifiés (OGM) – autorisés pour le soja, le maïs et le coton – animent régulièrement les débats intérieurs et internationaux. Le Brésil doit s’efforcer d’améliorer ses politiques climatiques, non sans raison car la géographie de ses productions agricoles et leurs performances pourraient – comme partout dans le monde – être bouleversées par le réchauffement climatique.

Les déficiences logistiques sont, elles aussi, un point de vulnérabilité pour le pays. Le système infrastructurel reste largement perfectible, ce qui engendre des coûts supplémentaires pour les opérateurs. Il souffre des distances entre les zones de production, qui s’étirent de plus en plus dans l’intérieur du pays, et les façades maritimes où se concentrent les mégapoles brésiliennes et les interfaces portuaires pour l’export. Les capacités de stockage mériteraient aussi d’être renforcées. La fiscalité différenciée entre les États brésiliens complexifie aussi l’équation. Il n’est donc pas si étonnant de voir ces dernières années les investissements s’amplifier sur ce créneau stratégique des chaînes logistiques agro-alimentaires au Brésil et sur le continent, avec les initiatives visant à établir des corridors interocéaniques entre Atlantique et Pacifique (avec par exemple des barges sur l’Amazone pour transporter les grains). Et le grand acteur de ce développement n’est autre que la Chine. L’entreprise chinoise de négoce de matières premières, COFCO, récemment créée et qui occupe une place de plus en plus importante dans ce secteur, y accélère ses financements. Les routes de la soie passent aussi par l’Amérique latine et le Brésil : percer l’Amazonie et la développer économiquement comme l’entend Bolsonaro n’entre pas en contradiction – a priori – avec les intérêts chinois.

Enfin, deux dynamiques mondiales viennent potentiellement perturber la trajectoire prise par le Brésil ces dernières années. D’une part, la montée des critiques envers la mondialisation et le retour du protectionnisme dans les politiques commerciales qui peuvent brider le développement agro-commercial de l’agriculture brésilienne. Bolsonaro pourrait être pris au piège de ses propres contradictions face à cette question. Ensuite, et non sans incidence avec la considération précédente, la demande de qualité explose chez les consommateurs du monde entier. Or, comme en témoigne le scandale sur la viande avariée en 2017, les produits brésiliens sont loin d’être aussi tracés et contrôlés que ceux produits en Europe par exemple. La montée en gamme de l’agriculture et de l’agro-alimentaire au Brésil sera donc nécessaire pour rester compétitif à moyen/long terme. Les acteurs du secteur l’ont bien compris et se sont dotés des moyens pour réussir aussi dans ce domaine.

 

 
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