ANALYSES

La « République du 13 novembre »

Presse
13 novembre 2016
La Place de la République, sur laquelle trône la statue de Marianne, est devenue un lieu de mémoire, un mausolée en hommage aux victimes d’ennemis de la République. Or derrière cette sacralité, cette place symbole risque de connaître le sort du Panthéon : «conçu pour la mise en scène quasi religieuse du rassemblement national, [il] est le lieu même de la rupture entre les Français»[1]. Certes, depuis un certain 13 novembre, plus que jamais, «la défense de la République» fait consensus. Vaste programme, noble ambition. Mais de quelle République s’agit-il ? L’unanimisme autour d’une «République» indéfinie a quelque chose de factice. Aujourd’hui comme hier, «le cri [‘Vive la République’ est] de part et d’autre sincère ; il répond[ait] seulement à des pensées diverses ou même contraires» (Tocqueville).

Dans cette bataille des Républiques, c’est une version sécuritaire et identitaire qui tend à s’affirmer dans un contexte d’état d’urgence, compris au sens propre (ou juridique) et figuré. Car l’urgence première est bien d’ordre social dans une République que la Constitution qualifie notamment de «sociale». C’est la crise sociale qui nourrit depuis de longues années notre crise existentielle – qui d’ailleurs ne date pas des attaques djihadistes – et sape la cohésion nationale.

On juge aussi une République à sa capacité à résister à la tentation de la régression morale. Malgré ses grandes lois libérales, la IIIe République a cédé aux discours racialiste et culturaliste pour mieux justifier l’entreprise de colonisation. La Ve République est née de la Guerre d’Algérie, et parfois l’on est en droit de se demander si elle en est vraiment sortie. Face au défi terroriste, le pouvoir exécutif a défendu l’idée d’inscrire dans notre propre Loi fondamentale la possibilité de la déchéance de nationalité pour les binationaux. Un tel projet – historiquement et idéologiquement originaire de l’extrême-droite – traduisait une quête de sa propre sécurité via la poursuite d’un ennemi intime. Répondre à une menace sécuritaire par un acte symbolique d’ordre identitaire, en somme. En amalgamant protection de la nation et déchéance de la nationalité, un lien tacite a été noué entre «binational» et «terroriste», entre protection de la nation et exclusion de la nation. En outre, le projet de déchéance de nationalité symbolisait la dérive par laquelle nombre d’initiatives et de politiques publiques — y compris la lutte contre l’immigration et l’insécurité — sont pensées ou du moins menées avec la prise en considération de l’apparence et/ou de l’identité présumée des individus. Ainsi, en août 2015, au lendemain de l’attentat déjoué dans le Thalys, le ministre des Transports avait défendu le principe des contrôles au faciès, en expliquant préférer «qu’on discrimine pour être efficace». Si François Hollande a renoncé à son engagement d’adopter des récépissés anti-contrôles au faciès, l’Etat a été définitivement condamné par la Cour de cassation pour les contrôles d’indentité absufis, une pratique policière discriminante et (donc) contraire au principe d’égalité.

Penser la République suppose de dépasser la seule logique identitaire, mémorielle et commémorative pour l’inscrire dans une dynamique de revitalisation de sa matrice progressiste t humaniste. Or l’idée de progrès est inaudible et invisible – ou presque. Elle semble comme incongrue, voire taboue dans le discours politique, alors que fondamentalement, « la République est l’incarnation même du progrès» (Victor Hugo). La République s’est construite en effet sur cette idée de progrès, celle des droits et des valeurs. Le dévouement à la chose publique ou à la «vertu civique» est un principe structurel d’un Etat républicain, dont les grandes figures ont promu les principes de justice, d’égalité, de solidarité, de liberté et de laïcité, au nom d’une philosophie universaliste héritée des Lumières et de la Déclaration de 1789. Un corpus de «valeurs républicaines» qui sera opposé aux mouvements royalistes, bonapartistes et fascistes (dans la première moitié du XXe siècle), et qui mériterait aujourd’hui d’être remobilisé.

Statufiée, la République a du mal à renouer avec l’idée de progrès. Celle-ci demeure introuvable dans le discours républicain officiel, qui échoue à dessiner un destin commun, loin du cauchemar républicain américain…

[1] Mona OZOUF, De Révolution en République. Les chemins de la France, Paris, Gallimard, 2015, p. 335.
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