ANALYSES

Les intellectuels identitaires

Presse
18 septembre 2016
L’«obsession identitaire» n’est pas un phénomène spontané. C’est le fruit d’une bataille culturelle et idéologique lancée par des intellectuels symboles de notre temps. Ces derniers ont une responsabilité historique dans la diffusion d’idées, de représentations et d’expressions («Français de souche», «racines chrétiennes de la France», «racisme anti-blanc») constitutives d’une vision monolithique et immuable d’une identité française … chimérique.

Incarnation de la vague réactionnaire qui traverse le monde occidental, les «intellectuels identitaires» forment une sorte d’agrégat entre d’anciens gauchistes des années 60 et 70, qui se sont ralliés – avec la foi des nouveaux convertis – à la révolution conservatrice et des figures issues à la fois de la gauche souverainiste et d’une droite de tradition maurrassienne. Malgré une généalogie diverse, il est possible ici de les classer à partir de la typologie des «néoréactionaires» proposée par Gisèle Sapiro [1], basée sur la distinction entre les «notables» (soucieux, à l’instar de Alain Finkielkraut, de la respectabilité mondaine), les «esthètes» (qui se départissent de la bienséance bourgeoise, un dandisme dont un Michel Houellebecq se réclame), et les «polémistes» (nombreux éditorialistes-pamphlétaires incarnés jusqu’à la caricature par Eric Zemmour). Venus d’horizons divers, ils n’en participent pas moins à un même mouvement de droitisation de l’intelligentsia française aspirée par une même névrose crépusculaire. D’aucuns franchissent le rubicon et font tomber le masque en s’affichant ou en intervenant dans les meetings du Front national, tels Jean-Paul Brighelli (enseignant), Jacques Sapir (économiste) ou encore Xavier Raufer (géographe).

Friand de leurs saillies et autres discours binaires aussi simples qu’efficaces, le système médiatique a consacré ces figures décadentistes, tenants d’un «rappel à l’ordre identitaire» pour sauver pêle-mêle l’Ecole, la France, la République, l’Europe et le monde occidental. Leur discours abstrait et globalisant est axé sur la critique des idées d’égalité, de multiculturalisme, de solidarité avec les peuples, au nom d’un néonationalisme ethnicisé et d’un souverainisme étriqué, éléments constitutifs d’un néoconservatisme français [2]. Dogmatiques, leur pensée est structurée par des vérités intangibles au sujet d’un malaise identitaire qu’ils ne font qu’entretenir. Manichéens, ils installent des divisons factices animées par une logique conflictuelle : les «Français de souche» et les autres nationaux ; un «centre» et une «périphérie» ; le peuple français et le peuple – des minorités visibles – présumé étranger (exclues au moins tacitement de la communauté nationale) ; des couches populaires majoritaires et une élite minoritaire cosmopolite, «mondialisée» ou «boboïsée» adhérant au multiculturalisme ; l’immigration nouvelle, à prédominance musulmane et d’origine subsaharienne et maghrébine, et l’immigration ancienne, plutôt européenne, «blanche», catholique et latine… Conjuguant culturalisme et essentialisme, leur postulat tient en quelques mots : l’identité musulmane – qu’ils connaissent a priori – est foncièrement incompatible avec la civilisation occidentale, elle constitue même une menace pour la République française, sa conception de la laïcité.

Cette dernière idée est à l’origine d’un courant laïco-identitaire transpartisan, qui s’exprime au Front national, certes, mais aussi dans les rangs d’une gauche républicainiste (tels Laurent Bouvet et Jacques Julliard, Elisabeth Badinter et Caroline Fourest). Placée au cœur historique du projet républicain, la laïcité est désormais érigée en référent identitaire de résistance aux manifestations de présence ou de visibilité de l’islam dans l’espace public. La volonté de faire de la laïcité non plus un principe juridique de séparation entre l’Etat et les religions, mais un trait identitaire de la société française, a obscurci son sens profond et originel tel qu’inscrit dans la lettre et l’esprit de la loi de 1905. La volonté d’imposer une conception extensive de la neutralité religieuse instille une confusion entre l’espace public et l’espace privé, entre l’Etat et la société, entre la volonté générale et la volonté individuelle (y compris celle des femmes voilées), le droit et le devoir. Ce courant « laïco-identitaire » se perd dans la surenchère rhétorique et idéologique qui dénature la laïcité, « parce qu’ils en font un outil antireligieux, antimusulman » (Jean-Louis BIANCO, Entretien au journal Le Monde, 19 janvier 2016).

Derrière l’invocation de l’identité nationale ou de l’identité républicaine (qu’ils tendent à sacraliser pour mieux les confondre), un ethnocentrisme nombriliste se fait jour, une conception verticale, hiérarchique de l’ordre culturel et social se manifeste. Cette vision de la France et de la République a largement investi le champ politique, au point de brouiller – de manière subreptice mais réelle – les traditionnels clivages entre gauche/droite/extrême-droite. La nostalgie d’une France fantasmée est en effet partagée par une large partie de nos élites politiques. Certains, à défaut de vouloir/pouvoir relever les défis économiques et sociaux préfèrent fonder leur projet sur un rappel à l’ordre identitaire. Il n’empêche, même teinté de républicanisme, celui-ci ne suffira pas à combler le vide spirituel et politique qui nourrit une crise existentielle prélude à une sortie de l’Histoire.

[1] Gisèle SAPIRO, « Notables, esthètes et polémistes. Manières d’être un écrivain “réactionnaire” des années 1930 à nos jours », dans P. Durand et S. Sindaco (dir.), Le discours « néo-réactionnaire», Paris, CNRS éditions, 2015.
[2] Christine FAURE, Les néoconservateurs à la française, Paris, Editions Mimésis, Sciences Politiques, 2015.
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