ANALYSES

Trois blessures européennes

Presse
25 juillet 2016
Copernic, Darwin et la psychanalyse : une célèbre tirade de Sigmund Freud distinguait les trois tournants qui auront forcé l’homme à remettre en cause sa place dans l’univers. Dans Une difficulté de la psychanalyse (1917), il affirmait que ces ruptures successives avaient permis de prouver que l’homme n’était respectivement ni au centre de l’univers, ni au centre de la Création, ni le terme indépassable de l’Histoire, ni même le maître absolu de sa propre conduite individuelle. Et l’homme de devoir par-là renoncer à ses « illusions narcissiques » sur le monde.

L’Europe d’aujourd’hui, à sa propre échelle, est aux prises avec des blessures de nature similaire. Elles se sont brutalement ouvertes le 23 juin dernier, alors que le Royaume-Uni se rendait aux urnes pour se prononcer sur son appartenance à l’Union européenne. Invité par son Premier ministre à faire à un choix déterminant entre interdépendance et insularité, le pays a choisi de couper le fil de son histoire européenne. Le 24 juin à l’aube, l’UE se réveillait à 27.

Pour avoir été infligée par ses propres peuples, il s’agit d’une blessure qui risque de laisser des traces profondes, dont les plus durables sont nul doute les moins perceptibles aujourd’hui. Il faudra du temps à l’Europe pour en prendre la mesure, et davantage encore pour en tirer un avenir commun. Cependant, le « Brexit » n’est que la forme la plus récente et la plus démonstrative des « blessures narcissiques » infligées au projet européen par les mutations du monde depuis le tournant du siècle.

L’Europe et les États-Unis étaient au centre du monde il y a vingt ans : ils représentaient 50 % de l’économie mondiale. Aujourd’hui les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), qui pourtant traversent des crises très fortes, ont dépassé le monde occidental en termes économiques. La redistribution accélérée de la puissance à l’échelle du monde a forcé le Vieux Continent à reconnaître qu’il n’est plus depuis longtemps son centre de gravité. De modèle d’intégration multinationale, il est devenu problème. De pôle de stabilité régionale, il est devenu sujet à ses propres turbulences. Enfin, là où l’Europe se voyait exporter ses propres normes au monde, elle serait bien aise aujourd’hui de pouvoir préserver les acquis de son histoire, et si possible d’éviter d’importer le chaos qui l’avoisine.

Mais lorsque Copernic démontrait jadis à l’homme qu’il n’était plus au centre de l’Univers, lui ôtant par là sa première illusion narcissique, la science lui léguait l’héliocentrisme pour modèle alternatif. Rien de tel pour l’Europe d’aujourd’hui, qui doit faire le deuil de sa place dans le monde d’hier, sans avoir forgé encore son rôle dans celui de demain. Le système politique qui lui permettrait de se réconcilier avec les peuples européens reste à construire, et s’éloigne un peu plus lors de chaque scrutin national.

Pis, le « Brexit » entérine l’irréversible idée que l’intégration politique européenne est désormais réversible. C’est la deuxième blessure narcissique européenne : consciemment ou non, l’UE ne peut plus se penser aujourd’hui comme le pinacle de l’histoire occidentale. À l’inverse, l’ensemble des principes sur lesquels elle s’est bâtie paraissent désormais sans trop de peine pouvoir être battus en brèche. Démantèlement progressif de l’espace Schengen à la faveur de la crise des réfugiés, montée des populismes, défiance vis-à-vis des élites, remise en cause du consensus politique qui préside aux destinées des institutions européennes depuis leur création, entorses à l’État de droit et mise sous surveillance d’États membres de l’Union : comme le suggère la litanie des événements de ces derniers mois, la gestion technique du statu quo à courte vue ne permet tout bonnement pas d’empêcher le démantèlement des fondamentaux européens. Comme l’homme de Darwin qui n’est ni la singularité ni le faîte de l’évolution, l’UE ne peut plus se concevoir comme la fin ou l’exception de l’Histoire.

La troisième blessure narcissique rappelle la dernière intuition freudienne, et reste peut-être la plus souterraine. Elle se fonde sur l’impression diffuse que les peuples ont perdu le contrôle de leur destinée collective, voire les clés de leur compréhension du monde. Le sentiment de perte de capacité collective à peser sur l’avenir se nourrit des changements foudroyants de la technologie, des accélérations entropiques du capitalisme financiarisé, et des forces anonymes du changement climatique. Dans le même temps, les dirigeants européens ont échoué à construire un modèle qui puisse faire bénéficier les citoyens des fruits de l’ouverture, sans leur en faire subir les impuissances. Tant les organisations supranationales que les États nationaux ne semblent donc plus disposer aujourd’hui des leviers pour peser sur le cours des choses, a fortiori de manière positive.

A l’inverse du siècle dernier, les grandes évolutions d’aujourd’hui ne sont mues ni par les systèmes politiques ni par les grandes idéologies. Mais les peuples continuent de choisir les dirigeants qui en préserveront au moins l’illusion : ceux qui les sauveront du déclassement, de la perte de contrôle et d’un avenir crépusculaire, à grands renforts de déclaration martiales et de solutions à court terme. Tel l’homme freudien qui s’ouvre à ses élans irrationnels et perd jusqu’au magistère de sa propre conduite, ils rendent possibles les crispations identitaires les plus violentes. Au gré des scrutins successifs, les peuples choisissent d’élire les dirigeants qui sont les plus à même de combler cette blessure narcissique. Pour combien de temps encore ?
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