ANALYSES

« Chez les jihadistes, la notion de défaite n’existe pas »

Presse
22 juin 2016
Spécialiste du Moyen-Orient et de la politique étrangère des États-Unis, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris, à Paris) et professeur associé à l’institut des sciences politiques de l’université Saint-Joseph, de Beyrouth, Karim Émile Bitar décrypte les tenants et les aboutissants du drame.

L’effet de cet attentat sera-t-il décisif pour l’élection présidentielle américaine ?
Il aura un impact certainement puissant, et l’on pourrait l’interpréter comme un vote de Daesh pour Trump. Je craignais qu’un tel attentat n’intervienne plus tard, les Américains évoquant toujours la « surprise d’octobre », l’événement qui, deux ou trois semaines avant les élections, vient changer la nature de la course à la présidence. Il reste quelques mois qui pourraient permettre aux esprits de se calmer. Mais de nouveaux attentats de ce type à la veille des élections pourraient faire basculer en faveur de Trump ce qui est aujourd’hui un combat assez serré.

La réplique de Hillary Clinton a-t-elle été assez percutante ?
Le discours de Barack Obama, avec sa colère contenue, a été particulièrement percutant, la réaction de Hillary Clinton a également été digne, bien que plus conventionnelle. Mais la polarisation politique de la campagne est très intense. Face à la réaction classique de l’establishment portée par Obama et Clinton, Trump cherche à casser tous les codes de la politique traditionnelle, et il séduit précisément parce qu’il est perçu comme celui qui refuse la doxa officielle.
Il se veut le porte-voix de ceux qui ne veulent pas s’embarrasser du supposé « politiquement correct », mais il n’en reste pas moins que toutes ses propositions, aisément démontables, sont pain bénit pour Daesh, et que son élection serait ce que les terroristes peuvent espérer de mieux.

Trump et Daesh, même combat ?
Tous les parallèles de ce type sont hasardeux, mais ce qui est certain c’est qu’on assiste partout à une altérophobie et à des crispations identitaires qui se nourrissent les unes des autres : les électeurs sont attirés par des personnalités autoritaires ou « providentielles ». Dans les pays industrialisés, outre les craintes sécuritaires, les classes moyennes sont aujourd’hui saisies par la hantise du déclassement, des désindustrialisations, des délocalisations, et cherchent l’homme fort.
S’y ajoutent aux États-Unis les préoccupations des « petits hommes blancs », conscients que cette élection est l’une des dernières où ils seront majoritaires. Comme Vladimir Poutine en Russie, Narendra Modi en Inde, Shinzo Abe au Japon, Abdel Fattah al-Sissi en Égypte ou Recep Tayyip Erdogan en Turquie, figures autoritaires qui ont le vent en poupe sur la scène internationale, Trump veut être l’homme du sursaut et se présente en sauveur des électeurs déboussolés.

Est-ce l’avènement de l’ère sécuritaire en Occident ?
C’est l’un des nombreux effets pernicieux de cette guerre globale contre le terrorisme déclenchée après le 11 septembre 2001 et dont on a vu les résultats très contre-productifs sur la scène internationale, puisque d’un foyer majeur du terrorisme international en Afghanistan nous sommes passés à une dizaine aujourd’hui, avec Daesh, un groupe beaucoup plus radical qu’Al-Qaïda, qui occupe un territoire grand comme l’Angleterre.
Cette « guerre » est également dangereuse car elle peut conduire au délitement des démocraties occidentales : quand on entre dans cette logique de l’état d’urgence et du tout-sécuritaire, on est très vite amené à rechercher des ennemis de l’intérieur. Aux États-Unis, la « peur du vert » actuelle renvoie à la « peur du rouge » des années 1950, et l’on retrouve les mêmes réflexes visant à se protéger contre des ennemis plus imaginaires que réels.
La guerre contre le terrorisme, c’est un peu le capitaine Achab qui se lance à la poursuite de la baleine dans Moby Dick et qui finit par se consumer lui-même dans cette lutte contre un objet obscur et mal défini. Mais la tendance n’est pas irréversible, et la société américaine possède de puissants antidotes pour résister à cela.

Que peut-on déduire des ressorts du tueur d’Orlando ?
Le profil du tueur tel qu’il se dessine semble apporter du grain à moudre aux thèses selon lesquelles nous sommes la plupart du temps en présence de personnes issues de la deuxième génération, rarement de la première, qui sont dans une révolte nihiliste contre les sociétés dans lesquelles ils vivent. Il faudra attendre d’en savoir un peu plus sur l’itinéraire d’Omar Mateen pour confirmer qu’il s’inscrit dans cette idée d’une « islamisation de la radicalité » opposée à l’idée d’une « radicalisation de l’islam ».
Mais, face à ce phénomène, il est illusoire de vouloir ériger des murs, comme le propose Trump, et de dissocier le sécuritaire du social et de ce malaise générationnel qui est un problème sans solution simple. Daesh profite de ces incohérences et du simplisme des analyses de l’Occident.

Daesh multiplie les attentats contre « l’ennemi lointain » : le contrecoup de ses défaites sur le terrain ?
La première leçon à tirer de ce drame est que Daesh continue d’exercer fascination et attraction pour des milliers de personnes en Occident. Je ne souscris pas à la thèse voulant que Daesh frappe en Occident parce qu’il est affaibli au Moyen-Orient : les jihadistes n’ont toujours pas le sentiment d’être défaits. Au contraire, ils sont dans un état d’hubris, encore grisés par leurs victoires initiales, ils pensent qu’ils peuvent simultanément consolider les territoires qu’ils contrôlent en Irak et en Syrie et lancer des actions spectaculaires.
Ils sont certes en situation de repli, mais leur momentum n’a pas été brisé, et l’on a peut-être exagéré l’ampleur de leurs défaites territoriales. La reprise de Ramadi, en Irak, et de Palmyre, en Syrie, au début de l’année n’a pas été suffisante. Peut-être faudra-t-il celle de Mossoul pour casser le sentiment que Daesh a toujours le vent en poupe à l’échelle internationale.
Malgré ces derniers reculs sur le terrain militaire, le massacre d’Orlando, mais aussi le meurtre de deux policiers en France, à Magnanville, montrent que l’organisation continue d’avoir un effet magnétique sur des personnalités aussi troublées que peuvent l’être Omar Mateen et Larossi Abballa.

Des jihadistes bien peu musulmans, finalement… Est-ce que Daesh, c’est l’islam ?
Ce débat devient très rapidement stérile parce qu’utiliser « islam » comme un terme générique et englobant ne veut rien dire. Continuer d’y recourir pour caractériser 1,5 milliard d’individus nous empêche d’affiner les analyses nécessaires à la compréhension du monde et au combat contre le terrorisme. Sans doute le grand obstacle auquel se heurte l’Occident dans cette lutte vient-il de ce prisme orientaliste qui voit le monde divisé entre eux et nous, entre l’Occident et un Islam qui serait foncièrement hostile et différent.
Maxime Rodinson qualifiait cette grille de lecture de « théologocentriste », ce qui correspond à l’idée que tout comportement d’un musulman trouve sa source dans le texte religieux plutôt que dans son environnement social, économique, culturel, etc. : la religion devient le sésame explicatif universel. Le retour des grilles de lecture orientalistes et théologocentristes nous empêche d’affronter cette menace de façon lucide tandis qu’il trahit les propres peurs de l’Occident et son mal-être : on n’y parlerait pas autant du voile et du jihad s’il était prospère économiquement et sûr de lui.
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