ANALYSES

La lutte contre le djihadisme ne peut reposer sur le seul volet militaire

Presse
1 février 2016
Menaces externes

La plus grave de ces menaces provient de l’effondrement de la Libye. Le Sud libyen est devenu une zone de non droit où se sont réfugiés les djihadistes repoussés par l’intervention française au Mali. Ces derniers reprennent leurs incursions à travers les immensités désertiques du Nord nigérien, malien et mauritanien. Ils tissent leurs liens avec la franchise libyenne de Daech. Si cette dernière n’est pas à brève échéance mise en échec, elle va accentuer sa pression sur le Tchad, le Niger et le Mali tant pour déstabiliser l’ex-colonisateur, qui apporte à ces pays une caution sécuritaire, que pour étendre les frontières d’un nouveau califat. L’autre grave menace externe est Boko Haram. Ce mouvement à la fois religieux et mafieux a fait en 2015 plus de 6000 victimes Attaqué désormais par une armée nigériane reprise en main et par une coalition régionale soutenue par la France et les Etats-Unis, ce mouvement sera certainement affaibli en 2016. Mais le conflit va changer de nature et cette rébellion va probablement essaimer dans la sous-région, en particulier au Niger, où ses partisans sont installés de longue date. Ces derniers ont toute chance d’y mener une guerre asymétrique susceptible d’étendre à tout le sud-est du Niger le chaos sécuritaire qu’ils ont fait régner au nord-est du Nigeria. Ces menaces sécuritaires ne sont pas les seules. Mentionnons pour mémoire les rebelles tchadiens et les mercenaires soutenus par le Soudan, l’irrédentisme touareg au nord du Mali, les conflits historiques entre Toubous et Touaregs, l’insécurité aux frontières de la Centrafrique et enfin la circulation dans toute cette région des armes provenant de Libye. En abattant le régime honni de Kadhafi, la France a ouvert un sinistre flacon d’où se sont échappés de dangereux génies…

Fragilités internes

Mais ce sont les fragilités intrinsèques des pays sahéliens qui rendent particulièrement dangereuses ces menaces externes. Nous retrouvons au Sahel la quasi-totalité des fragilités, dont la présence explique très largement l’effondrement d’un pays pourtant situé à 12 000 km de là, dont la culture et l’histoire ont peu de traits communs avec le Sahel, à savoir l’Afghanistan.

– Explosion démographique
Le premier facteur de fragilité est la démographie. Aucun de ces pays sahéliens n’a en effet amorcé sa transition démographique, c’est un cas unique au monde… mis à part l’Afghanistan ! Avec des taux de croissance de la population qui, pour certains pays, vont dépasser 4 % par an, la population double tous les 18/20 ans. Le Niger, qui avait 3 millions d’habitants en 1960, en aura au minimum 42 millions dans 20 ans. Si son taux de fécondité se maintient au niveau actuel, il en aura 89 millions en 2050. Même si un programme ambitieux de contrôle des naissances se mettait demain en place, sa population dépassera 60 millions d’habitants en 2050, cela dans un pays où seuls 8 % de la superficie sont propices à l’agriculture.

– Impasse agricole
À l’impasse démographique s’ajoute une impasse agricole Le Niger, avec 20 millions d’habitants, est déjà en année normale déficitaire d’environ 200 000 tonnes de céréales et son agriculture stagnante a bien du mal à fournir des emplois aux jeunes générations. On voit difficilement l’agriculture de ce pays nourrir 42 millions d’habitants dans 20 ans. Cette situation se retrouve à des degrés divers dans toute la région, faute de politiques appropriées et d’investissements tant publics que privés. Elle ne peut que s’aggraver sous l’impact du réchauffement climatique et de l’instabilité pluviométrique croissante qui l’accompagnera.

– Misère rurale et sous-emploi dramatique
Avec une agriculture en panne, il ne faut pas s’étonner au Sahel comme en Afghanistan, de l’ampleur de la misère rurale, avec des taux d’accès à l’eau potable inférieurs à 50 % et des taux d’électrification en milieu rural inférieurs à 1 %. Tout comme en Afghanistan, la combinaison d’une agriculture stagnante et d’une absence d’industries manufacturières par suite de l’enclavement conduit à un chômage et un sous-emploi dramatiques. Au Niger, la cohorte des jeunes arrivants sur le marché de l’emploi est de 240 000 par an, en Afghanistan de 400 000 ; mais au Niger dans 20 ans elle sera de 576 000. Où sont, où seront les emplois ?

– Fractures ethniques, absence d’État et islamisme radical.
Au chômage, s’ajoutent comme en Afghanistan un approfondissement des fractures ethniques, la dissémination des armes, un vide sécuritaire dû à l’absence d’État dès que l’on sort des villes, et l’immense faiblesse de tout l’appareil régalien. Ce contexte, en particulier l’absence de justice de proximité, favorise l’émergence de systèmes mafieux qui tout comme en Afghanistan s’appuient sur les trafics et se substituent à un État absent pour assurer la justice, la police et l’action sociale. L’ordre mafieux s’appuie aussi sur le wahhabisme, dont la pénétration a été organisée depuis des décennies par des fondations du Golfe qui financent mosquées et écoles coraniques, tout comme elles ont historiquement financé au Pakistan les mosquées et madrasas qui fournissent les contingents talibans. Cet islam radical se substitue au paisible islam soufiste traditionnel. Il propose une idéologie totalitaire séduisante, fondée sur un retour à des traditions moyenâgeuses. Récupéré par les groupes djihadistes, il offre les seules perspectives d’insertion sociale et de succès économique à une jeunesse désorientée.

Dans quelle galère est embarquée l’armée française ?

Notre stratégie, qui repose avec l’opération Barkhane sur une intervention militaire légère au sud du Sahara, pour tenter de sécuriser (avec 3 500 hommes !) une zone dont la superficie est de 7 à 8 fois celle de la France, permet de gagner du temps. Ce gain de temps devrait être mis à profit pour réduire autant que se peut les facteurs de fragilité internes. Éteindre les départs de feu périphériques est en effet nécessaire, mais assez vain si l’on ne s’occupe pas aussi du baril de poudre que sont devenus ces pays. Pour ce faire nous ne disposons guère d’autre instrument que l’aide au développement, dont le rôle devenu mineur dans les pays à revenu intermédiaire, reste essentiel au Sahel. Cela implique en priorité la dynamisation des économies rurales afin de créer massivement des emplois, pour éviter que les jeunes Sahéliens, faute d’alternative, ne rejoignent en masse, comme le font les jeunes Afghans, les groupes djihadistes qui sont les seuls à offrir des salaires attractifs. Les projets ne manquent pas : réhabilitation foncière, routes rurales, petite irrigation, électrification, intensification agricole, appui au pastoralisme, développement des centres ruraux… À ces programmes doivent s’ajouter des actions permettant de progressivement maîtriser la fécondité. La deuxième priorité est de consolider au plus vite, voire de reconstruire, les appareils régaliens : armée, gendarmerie, police, justice, administration territoriale, etc. Car compter sur des interventions militaires extérieures pour stabiliser ces pays conduirait à la même impasse qu’en Afghanistan. Les « sauveurs » sont en effet vite perçus comme des occupants. L’expérience montre que, pour procéder à de telles reconstructions de ces institutions, il ne faut pas se contenter, comme actuellement, de programmes de formation et de fourniture de matériel. Il faut en réalité financer complètement leur remise à niveau et au moins un certain temps leur fonctionnement, si l’on veut en particulier réintroduire le mérite en matière de gestion du personnel et les protéger du clientélisme. Tout cela exige des ressources relevant de nos budgets d’aide au développement. En ce domaine, la France a, de longue date, transféré aux institutions européennes et internationales l’essentiel de ses ressources. Sur un effort budgétaire de 2,7 milliards, elle ne dispose pour les pays les plus pauvres que d’environ 200 millions d’euros de dons sur son aide bilatérale dont bénéficient 16 pays ; soit une douzaine de millions d’euros par pays… De quoi permettre à nos ambassadeurs de couper quelques rubans.

Tirons les leçons de l’échec de l’aide en Afghanistan

Si nous n’avons plus de ressources d’aide bilatérale pour les pays les plus pauvres, l’argent pourtant au plan mondial ne manque pas. Les organisations multilatérales d’aide ont même parfois bien du mal à dépenser leurs ressources. Il est donc compréhensible que la France leur ait confié le financement de ce deuxième et indispensable volet de sa stratégie sahélienne. Le malheur est qu’on ne voit pas pourquoi ces institutions d’aide qui ont échoué en Afghanistan feront mieux au Sahel que dans ce pauvre pays. Ces institutions ont échoué en Afghanistan, car, focalisées sur la lutte contre la pauvreté et demain sur la croissance verte, elles ne s’occupent guère des questions qui sont essentielles pour la stabilisation du Sahel. En Afghanistan, pendant la période cruciale de 2002 à 2007, seuls 5 % des ressources d’aide ont été consacrés au développement agricole d’un pays où, comme au Sahel, la population est rurale à 80 %. Il est vrai que le développement agricole ne faisait pas partie des OMD. La régulation des naissances est un sujet qu’elles ignorent, les financements qu’elles y consacrent ne dépassant pas au plan mondial 0,2% de leurs ressources… Enfin pour la consolidation des institutions régaliennes, leurs règles internes leur interdisent de financer armées, gendarmeries, polices, prisons et même fonctionnaires. Seule l’Union européenne s’y essaie un peu, mais sans expertise et avec les lourdeurs qu’on lui connaît.

La France doit imiter les Britanniques et pratiquer le « bi-multi »

Il n’est nullement nécessaire pour la France de réduire les ressources, environ 1,7 milliard par an, qu’elle verse aux organisations communautaires et multilatérales d’aide pour retrouver une marge de manœuvre. Il suffit qu’elle imite les Britanniques en systématisant ce que l’on appelle le « bi-multi ». Cette approche suppose que les ressources bilatérales soient utilisées non à financer de petits projets sans impact, mais à mobiliser les considérables ressources multilatérales et ceci pour des objectifs définis par le financier bilatéral en l’occurrence la France. Les instruments facilitant cette politique sont principalement des fonds fiduciaires dédiés, qui correspondent à des comptes où les divers donateurs doivent accepter de verser une part de leurs ressources et d’en confier la gestion à des instances de gouvernance appropriées. Cette formule permettrait à la France, à condition de jouer un rôle-clé au sein de ces instances, de retrouver l’essentiel du pouvoir de décision sur des montants significatifs. L’objectif devrait être de mobiliser chaque année auprès des multilatéraux au minimum un milliard d’euros pour le Sahel, destinés à deux fonds : l’un chargé du financement de vastes programmes de développement rural, l’autre de la remise à niveau des systèmes régaliens et de la participation au financement courant des dépenses de sécurité des États sahéliens. Il faudra, pour parvenir à cet objectif, tordre quelques bras. Mais la France a su le faire dans le passé, lors de la dévaluation du franc CFA en 1993 et 1994, exigeant en particulier que tombent quelques têtes au sein de la hiérarchie de la Banque mondiale pour imposer sa volonté. Il est temps que les autorités françaises s’inspirent de cet épisode pour reprendre au plus vite le contrôle de l’aide au Sahel, si elles veulent éviter l’échec du programme de stabilisation de cette région.
Sur la même thématique