ANALYSES

Syrie : La multiplication des initiatives diplomatiques se heurte à la réalité des rapports de force

Interview
12 février 2016
Le point de vue de Didier Billion
Quel est l’enjeu de la réunion internationale qui se tient aujourd’hui à Munich ? Qu’attendent les différents acteurs et un cessez-le-feu est-il envisageable ?
Il y a multiplication d’initiatives diplomatiques qui sont le produit d’une situation inextricable à ce jour. Il y a deux semaines, il y avait eu un espoir, certes très relatif de mise en œuvre de pourparlers de paix entre les différentes parties au conflit en Syrie. L’intensification de l’intervention militaire russe, notamment autour de la région d’Alep, a malheureusement rendu vaine la poursuite des discussions qui avaient été initiées à Genève.
Aujourd’hui, la situation militaire et politique, mais surtout humanitaire, pose un défi d’ampleur à ladite communauté internationale. C’est pourquoi on voit éclore une série d’initiatives diplomatiques dont aucune n’est en tant que telle mauvaise mais dont aucune n’est capable de véritablement s’imposer aux autres. Considérant le blocage de la situation et l’incapacité à tenter de reprendre le fil politique, il y a une sorte de fuite en avant. Les diplomaties qui avaient déployé beaucoup d’énergie pour tenter de faire reprendre le cours des pourparlers diplomatiques à Genève sont dépassées par les initiatives russes qui ne sont pas le fruit du hasard. Le moment a été particulièrement calculé. Aujourd’hui, les troupes fidèles à Bachar al-Assad, grâce à l’intensité de l’intervention russe, sont en train de reprendre du terrain et en situation de reprendre la ville d’Alep. Tout cela rebat les cartes.
Je crains fort que l’initiative de Munich ne soit qu’une sorte de coup d’épée dans l’eau, l’expression d’une impuissance politique et diplomatique, même si la décision russo-américaine de procéder à une « cessation des hostilités » d’ici à une semaine est positive. Néanmoins, je ne crois pas que les conditions requises pour une réunion internationale qui puisse donner des résultats effectifs soient réunies. Nous sommes dans une situation où chacun essaie par tous les moyens de mettre en œuvre des solutions politiques et des décisions humanitaires ou des linéaments de discussions pour tenter d’interrompre l’intervention militaire russe. Cela étant, les Russes, pour le meilleur et pour le pire, détiennent le maximum d’atouts dans leur jeu. Ce sont eux qui décideront, au moment où ils le souhaiteront, de ralentir l’intensivité de cette opération militaire qui se déroule depuis plusieurs jours autour d’Alep.

Certains affirment que Vladimir Poutine fait en sorte que les Kurdes se tournent à leur tour vers Moscou. Qu’en est-il et quel est l’intérêt pour ces derniers ?
La question kurde est l’un des dossiers qui va prendre le plus d’importance dans les semaines et les mois à venir, si ce n’est déjà le cas. La contradiction est la suivante : les milices kurdes de Syrie, dont la proximité avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est totalement avérée, sont aujourd’hui les seules en situation de combattre avec une certaine efficacité les troupes de Daech au sol. Or, les autorités turques considèrent que le Parti d’union démocratique (PYD) est une filiale du PKK, et qualifient le PKK comme une organisation terroriste. Elles classent ainsi le PYD dans la même catégorie. Or, dans le même temps, les Américains, dont on comprend qu’ils sont pour le moins hostiles à une intervention directe en Syrie, sont bien obligés de s’appuyer sur les seuls qui sont un tant soit peu efficaces à l’encontre de Daech. Ainsi, ils soutiennent les Kurdes par une aide matérielle, notamment à travers la livraison d’armes et une aide en encadrement militaire par certains éléments des troupes spéciales détachées auprès du PYD. Bien qu’alliés de la Turquie, les Etats-Unis sont, sur ce dossier kurde, sur des lignes totalement opposées. On constate ces derniers jours que la Turquie ne cesse d’intimer aux Américains de condamner le PYD. Par ailleurs, on constate aussi au cours des dernières semaines que les forces du PYD sont soutenues par Moscou, à tel point que le PYD a ouvert un bureau de représentation à Moscou même. Le PYD est donc à la fois soutenu par les Etats-Unis et par Moscou, ce à l’encontre de la volonté des Turcs. Cela signifie en d’autres termes que les Kurdes de Syrie jouent désormais un rôle essentiel et qu’en réalité, au-delà des affrontements verbaux, les Etats-Unis et la Russie sont fondamentalement d’accord non pas sur l’analyse de la situation en Syrie mais sur ce qu’il y a à faire dans le pays. Moscou et Washington comprennent que si l’ennemi principal reste Daech, il faut alors faire preuve de mansuétude à l’égard du régime de Bachar al-Assad, parce qu’il constitue la continuité de l’Etat.
Enfin, certains accusent le PYD d’être un allié objectif, sinon un complice, de Bachar al-Assad. Il est vrai qu’un certain nombre d’éléments assez troublants indiquent que si le PYD n’est pas à la solde de Damas, ils ont des intérêts objectifs communs.

Au regard de l’impuissance des Occidentaux sur le dossier syrien, comment la Turquie fait-elle face à l’afflux de réfugiés sur son sol ? La récente demande d’Angela Merkel de faire intervenir l’Otan aux côtés de Frontex et des garde-côtes turcs pour surveiller les côtes vous paraît-elle réaliste ?
Concernant la question des réfugiés, il y a une totale impuissance, en particulier de la part des Européens qui sont pourtant objectivement en première ligne. Qu’on le veuille ou non, tant qu’une solution politique n’aura pas été mise en œuvre en Syrie, le flux incessant et grossissant des réfugiés provenant de Syrie continuera à s’amplifier. Les Européens comprennent depuis quelques mois que la Turquie est devenue un partenaire sinon un allié indispensable pour tenter de gérer, tant que faire se peut, ce flot de réfugiés.
Mais les demandes qui sont apposées à la Turquie sont contradictoires. Ainsi, samedi dernier, Federica Mogherini, le Haut Représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, expliquait à la Turquie qu’elle avait un devoir légal sinon moral d’accueillir tous les réfugiés provenant de Syrie, notamment ceux de la ville d’Alep. Mais, dans le même temps, les mêmes autorités européennes intiment quasiment à la Turquie l’ordre de stopper le flux de réfugiés syriens qui se trouvent en Turquie et qui veulent aller vers l’Europe. On ne peut pas demander à la Turquie d’accueillir tous les réfugiés qui viendraient de Syrie et l’afflux supplémentaire dû à la situation à Alep et en même temps de bloquer ceux qui voudraient partir de la Turquie. Il y a là un non-sens. On ne peut pas faire porter toute la responsabilité de la gestion des réfugiés à la Turquie. Il faudrait revenir à davantage de réalisme, tenter de prendre un peu de recul sur la situation en comprenant que personne ne sera en mesure de régler la question des réfugiés sur le court terme. D’autre part, il faut aider la Turquie. Dans ce cadre, l’Union européenne va lui verser trois milliards de dollars. C’est une bonne chose mais ce n’est pas là l’essentiel. La question encore une fois est fondamentalement d’ordre politique.
La récente demande d’Angela Merkel, formulée conjointement avec le Premier ministre turc Davutoğlu, d’intervention de l’OTAN est un non-sens. L’OTAN n’a pas vocation à traiter de questions humanitaires. Cela révèle l’impuissance politique totale des Européens et d’un point de vue plus général des Occidentaux sur le dossier syrien, qui là aussi illustre une sorte de fuite en avant qui ne sera pas efficace. Il serait plus efficace que les Européens, notamment par l’intermédiaire de Frontex, prennent toutes leurs responsabilités. Il faut renforcer Frontex, aider les garde-côtes turcs qui ne peuvent à eux seuls contenir ce flot de réfugiés et l’OTAN n’a rien à faire dans cette histoire. Cela ne me paraît nullement réaliste et cela pose la question de l’utilité de l’OTAN, mais cette question n’est pas réductible au seul dossier syrien…
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