ANALYSES

Comment les tensions entre l’Iran et l’Arabie Saoudite compromettent la lutte contre l’Etat islamique

Presse
3 janvier 2016
Interview de Thierry Coville - Atlantico
La coalition arabe -sunnite- a décidé samedi 2 janvier de mettre fin à la trêve avec les rebelles chiites Houthis au Yémen. Le même jour, l’Arabie saoudite a exécuté le cheikh chiite Nimr Baqer al-Nimr, ce qui a provoqué un tollé en Iran : Ryad paiera « un prix élevé » a déclaré Téhéran. Quelles conséquences un ravivement des tensions entre les deux principales puissances régionales pourrait-il avoir sur la lutte contre l’Etat islamique ?
Thierry Coville : Le niveau des tensions entre l’Iran et l’Arabie Saoudite avait atteint un niveau inégalé ces derniers temps avec la poursuite des conflits en Syrie, en Irak où les deux pays s’affrontent de manière indirecte et la bousculade lors du pèlerinage de la Mecque qui a conduit à la mort de près de 500 pèlerins iraniens. Il ne pourra pas y avoir de perspective d’une sortie de crise politique en Syrie si ces deux rivaux ne trouvent pas un terrain d’entente. On le sait, lutter contre Daech, c’est en partie offrir une perspective politique aux populations concernées, notamment la communauté sunnite en Syrie, pour que cette dernière arrête de soutenir Daesh.
Par ailleurs, les dirigeants d’Arabie Saoudite sont obsédés par une « menace iranienne » qui serait présente partout au Moyen-Orient au Yémen, en Syrie, en Irak. L’Arabie Saoudite pense donc lutter contre cette menace en soutenant les groupes salafistes opposés à Bachar.El Assad. L’Arabie Saoudite applique la même grille de lecture au Yémen alors que le soutien de l’Iran apparaît minimal et que les conflits entre les Houtis et le gouvernement central yéménite n’ont rien à voir avec une quelconque influence iranienne. Or, l’Etat islamique a profité de la guerre civile en Syrie et au Yémen pour y développer sa présence. Enfin, l’Arabie Saoudite pour lutter contre cette menace iranienne développe un narratif d’une communauté sunnite dépossédée de ses droits politiques du fait d’un impérialisme chiite iranien. Il n’est pas difficile de voir à quel point un tel narratif peut être récupéré par l’Etat islamique. En clair, tout ce qui peut diminuer les tensions entre des deux pays va dans le sens d’un recul de l’influence politique de Daesh auprès de la communauté sunnite de la région.

Par ailleurs, comment la coalition internationale menée par les Etats-Unis gère-t-elle, au niveau diplomatique, le conflit irano-saoudien ?
Militairement, la coalition fait face à un problème de fond. L’Iran ne fait pas partie officiellement de cette coalition or l’Iran est le seul pays dont l’armée se bat effectivement contre l’Etat islamique. L’Arabie Saoudite fait officiellement partie de cette coalition mais préfère se battre contre les Houtis au Yémen, participant de cette manière au développement de l’influence de l’Etat islamique et d’Al Qaeda dans ce pays (puisque ces groupes profitent de la guerre civile pour développer leur présence). En fait, c’est surtout à travers les efforts diplomatiques entrepris actuellement pour trouver une issue à la crise syrienne que l’Arabie Saoudite et l’Iran sont impliqués. Comme on vient de le dire, une sortie de crise politique en Syrie permettra de lutter efficacement contre l’Etat islamique. Dans un tel contexte, l’exécution du cheikh chiite Nimr al-Nimr ne va pas faciliter ces négociations. En Iran, les plus radicaux vont demander une « réponse » à cette agression. La politique étrangère iranienne résultant d’une concertation entre les différents groupes au pouvoir. On ne peut pas vraiment s’attendre que l’Iran fasse preuve de souplesse dans ces négociations sur la Syrie, notamment sur la question de la place de Bachar El Assad. Il ne faut pas oublier que des élections législatives capitales pour la suite du mandat de Hassan Rohani vont avoir lieu en février 2016. Le gouvernement iranien ne peut donc pas prendre le risque d’être accusé de « mollesse » par rapport à ce qui est décrit en Iran, notamment chez les plus radicaux, comme une agression saoudienne contre les chiites et l’Iran.

Selon vous, et dans l’hypothèse de la chute de l’Etat islamique, comment faudra-t-il procéder pour apaiser les tensions entre communautés chiites et sunnites au Moyen-Orient ? Et dans quelle mesure cela vous semble-t-il réaliste ?
Je pense que c’est un objectif réaliste car, contrairement à ce que disent certains experts, ces deux communautés peuvent très bien coexister pacifiquement. Il faut régler les problèmes politiques qui ont conduit la communauté sunnite irakienne à se révolter contre le pouvoir central et donc soutenir dans un premier temps l’Etat islamique. Il faut donc ramener cette communauté au cœur du projet politique irakien en arrêtant les discriminations économiques et politiques que cette communauté subit depuis la chute de Saddam Hussein en 2003. En Syrie, il faut proposer une sortie de crise politique avec la mise en place d’un pouvoir qui serait légitime aux yeux de toutes les communautés. Enfin, il faudrait que l’Arabie Saoudite et l’Iran mettent également fin aux discriminations dont sont victimes la minorité chiite en Arabie Saoudite et la minorité sunnite en Iran. C’est plus facile à dire qu’à faire mais on peut noter que tout ce qui peut renforcer les sociétés civiles dans la région va dans le sens de ces objectifs. En Iran, depuis la révolution, la hausse du niveau d’éducation fait que les différents groupes ethniques ou religieux posent leurs revendications dans des termes différents qu’auparavant : en clair, ils préfèrent former des associations culturelles ou politiques que mener des actions terroristes … Le développement de la société civile en Iran s’accompagne d’une montée de l’importance de l’individu, ce qui limite la portée et violence des revendications identitaires. Le développement des échanges économiques non pétroliers dans la région peut également renforcer le développement de la classe moyenne et de ces sociétés civiles et donc permettre à terme de diminuer les tensions.
Toutefois, un tel programme implique qu’un tel développement des sociétés civiles conduise à une adaptation des systèmes politiques dans la région, ce qui est loin d’être le cas. Toutefois, en Iran, la société civile soutient Rohani et espère qu’il va procéder à une ouverture politique et économique. Il faudrait également que les pays occidentaux, et notamment la France, mettent en place des politiques étrangères qui aillent dans le sens du développement de ces sociétés civiles dans la région. C’est pour cela que le soutien stratégique du gouvernement français aux gouvernements égyptien et saoudien afin d’obtenir des grands contrats civils et surtout militaire, apparaît comme une tactique de court terme qui n’est absolument pas à la hauteur des enjeux dans la région.
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