ANALYSES

Quand Pyongyang s’essaye au soft power

Presse
16 décembre 2015
Les informations dont disposaient les services de douane à l’aéroport de Los Angeles étaient-elles erronées ? Les douaniers américains se sont-ils montrés particulièrement vigilants, quelques jours seulement après une tuerie qui a fait quatorze victimes dans la périphérie de la ville californienne ? Ou alors les systèmes informatiques de LAX ont-ils été, à l’instar de ceux de Sony Pictures il y a quelques mois, piratés par de mystérieux – et facétieux – hackers nord-coréens ?
Les huit interprètes féminines du groupe de K-Pop, ou Pop sud-coréenne, Oh My Girl (également connu sous le bien approprié acronyme OMG), âgées de 16 à 21 ans, ont été détenues après avoir été suspectées d’être des Sex Workers (traduction : des prostituées) tandis qu’elles posaient le pied sur le sol américain pour y effectuer une série de photos en vue de la sortie de leur premier album (le groupe n’a été officiellement formé qu’en avril 2015). Motif de leur détention : les costumes qu’elles transportaient dans leurs bagages pour la séance photo étaient visiblement trop suggestifs pour faire partie de la panoplie d’artistes.

Girls band à la mode de Pyongyang

Cette anecdote un peu ridicule au pays de Lady Gaga et Miley Cyrus a de quoi faire sourire, surtout à Pyongyang, tandis que dans le même temps, le très officiel girls band nord-coréen Moranbong Band était accueilli à Pékin pour une série de concerts visant à consacrer l’amitié entre les deux pays. Autre lieu, autre accueil, autre type de girls band aussi. Les membres du groupe cher à Kim Jong-un sont en effet arrivés dans la capitale chinoise en costume militaire, confirmant les affirmations du régime selon lesquelles il s’agit d’un groupe de chanteuses de l’armée (sorte de Chœurs de l’Armée rouge au féminin donc, d’autant qu’elles étaient justement accompagnées d’un chœur militaire), et en aucune manière un ersatz des groupes de K-Pop.

C’est vrai qu’il n’y a pas grand-chose à voir entre les deux groupes si on se fie à leur garde-robe, même si les chanteuses de Moranbong Band seraient sans aucun doute également arrêtées à LAX au motif de leur accoutrement. Avec leur manteau kaki et leur chapka, elles passeraient difficilement inaperçues, et à moins de justifier leur tenue par le tournage d’un remake du clip du tube « Nikita » d’Elton John (1985), elles auraient en effet du mal à tromper la vigilance des douaniers américains. C’est vrai également si on se fie à la chorégraphie, au style musical (les membres du girls band nord-coréen jouent des instruments en plus de chanter, ce qui n’est pas le cas de l’immense majorité des groupes sud-coréens), ou encore à l’utilisation parfois abusive de chirurgie plastique en Corée du Sud, qui se traduit par des chanteuses de K-Pop qu’on prendrait parfois pour des jumelles (alors qu’elles ne se connaissent généralement pas avant d’enregistrer leur premier tube). Au nord de la DMZ (la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées), la chirurgie esthétique n’est visiblement pas aussi développée.

De quoi Moranbong Band est le nom

En dépit de ces différences, un certain nombre d’éléments troublants tendent à indiquer que Moranbong Band n’est ni plus ni moins, à la manière de la K-Pop ou du phénomène Hallyu (la vague coréenne) au Sud, une manifestation d’un soft power orchestré par les pouvoirs publics (avec le soutien très actif des Chaebols, ou conglomérats, au Sud, de l’armée au Nord). Un Oh My Girl with North Korean characteristics donc !

D’ailleurs, il ne faut pas se fier uniquement aux apparences et en l’occurrence au costume militaire. Un journaliste du quotidien britannique The Telegraph notait ainsi en 2013 que « les filles de Moranbong ne sont pas ce que l’on attend d’un régime totalitaire où la mode est absente et où le gris est le nouveau gris. Leurs jupes sont courtes, leurs coupes de cheveux à la mode, et leurs chansons dansantes. Elles pourraient passer pour les représentantes de l’Azerbaïdjan à l’Eurovision ». Les Azerbaidjanais apprécieront, mais force est de constater que Moranbong est en effet très loin des stéréotypes généralement appliqués à la Corée du Nord, et qu’on peut y voir une tentation d’offrir une image positive et séduisante du régime.

La création même de ce girls band est en soi un indicateur précieux. C’est en juillet 2012, en pleine PSY-mania (et son étonnant tube planétaire Gangnam Style) que les chanteuses de Moranbong Band se produisirent pour la première fois devant Kim Jong-un, qui avait pris quelques mois plus tôt le pouvoir après à la mort de son père Kim Jong-il, et se présentait en public en compagnie de son épouse Ri Sol-ju (là où la vie de son père restait très secrète). Notons par ailleurs que c’est le dirigeant nord-coréen lui-même qui a ordonné la formation de ce groupe. Difficile de ne pas voir une tentative du régime de donner une image rajeunie, et dans le même temps de ne pas laisser à un tube sud-coréen le monopole.

Ces pratiques sont très habituelles à Pyongyang, si on prend pour exemple les gesticulations pendant la coupe du monde de football de 2002 (co-organisée par le Japon et la Corée du Sud), ou à l’occasion des élections en Corée du Sud. Mais pour une fois, les manœuvres militaires traditionnelles furent remplacées par un show très médiatisé dans lequel les interprètes de Moranbong Band entonnèrent des chansons très occidentales, puisqu’il s’agissait d’un spectacle inspiré du monde de Disney. Le répertoire a depuis évolué (autant que PSY a disparu des radars médiatiques hors de Corée du Sud), pour se concentrer sur une glorification plus prononcée du régime et de la culture coréenne. Mais le style reste le même, et le groupe est toujours actif, en dépit des rumeurs qui faisaient état de l’exécution de ses membres pour d’obscures raisons liées à des activités pornographiques (réelles ou supposées, ce qui au passage est un autre point commun avec la K-Pop).

Une stratégie d’Etat pas encore totalement au point

Sans doute Kim Jong-un a-t-il compris qu’on ne détruit pas ce qui peut servir la propagande d’Etat, et donc le système dont il est à la tête. En ce sens, il s’approprie à sa manière la notion de soft power, déjà très présente en Corée du Sud dans la promotion des productions de culture populaire. Après tout, l’invention du néolibéral Joseph Nye a déjà été reconstruite par le régime chinois, alors pourquoi pas la Corée du Nord. D’ailleurs, et en dépit d’une fermeté poussée à l’extrême qui vise essentiellement à renforcer son pouvoir face à la vieille garde, Kim Jong-un s’est efforcé, certes non sans difficulté, d’offrir au monde un visage plus moderne, et le simple fait de le voir souriant en compagnie de son épouse est déjà une petite révolution, si on se souvient de la mine le plus souvent grave affichée par son père.

Le Moranbong Band est le signe le plus visible de cette « modernité à la nord-coréenne », qui est en fait la conséquence assez logique du rajeunissement des dirigeants. Au-delà de cette tentative d’adoucissement de l’image du régime, le girls band est aussi un outil diplomatique, et s’inscrit dès lors dans ce que l’on qualifie généralement de diplomatie publique. Or, c’est justement l’un des points faibles de la Corée du Nord. Le Moranbong Band est ainsi sollicité à l’occasion de la venue d’officiels à Pyongyang, mais c’est la première fois que le groupe se produit hors des frontières nord-coréennes. Si seuls des officiels étaient invités aux concerts de Pékin, l’effet d’annonce a été important, et les médias chinois ont pu relayer l’information, offrant à la Corée du Nord une vitrine qu’elle ne peut pas s’offrir elle-même, en plus de faire parler d’elle autrement que pour ses gesticulations militaires.

La Corée du Nord a besoin du soutien de son puissant voisin, et les relations sont difficiles, Pékin ayant pris à plusieurs reprises ses distances avec Pyongyang, en particulier à l’occasion des campagnes d’essais nucléaires. La tâche du Moranbong Band est donc immense, il s’agit de séduire la Chine pour réactiver la relation entre les deux pays. Il s’agit aussi de montrer, via les canaux officiels, au peuple nord-coréen que la renommée de leurs vedettes dépasse les frontières (les stratégies de soft power des Etats totalitaires sont aussi, et surtout, destinées à renforcer la légitimité du régime).

Il s’agit enfin, comme de coutume, de contrer l’ennemi sud-coréen et même de s’afficher au monde. Pas étonnant dès lors que l’une des interprètes ait lâché un petit « hello » à son arrivée à Pékin. Pas étonnant non plus de constater que les chanteuses n’ont pas été uniquement choisies pour leur talent musical, mais aussi – et sans doute surtout – pour leur physique avantageux, qui met par ailleurs en avant les canons de la beauté en Corée du Nord (filles de grande taille et naturelles), et offre donc là encore une autre image du régime. Sur ce point aussi, Pyongyang ne fait que s’accaparer les recettes bien connues à Séoul, où les chanteuses des girls band ne sont pas (uniquement) choisies pour leur talent musical. Les douaniers de LAX pourront en témoigner.

Bien sûr, l’idée même d’un soft power nord-coréen a de quoi faire sourire. Mais n’en fut-il pas autant lors de la sortie de Gangnam Style, ou des premières diffusions, dans les pays d’Asie du Sud-est avant de « conquérir » la planète, des séries télévisées tournées en banlieue de Séoul ? Après tout, le ridicule ne tue pas, et il peut même parfois être payant. Les jeunes chanteuses de Oh My Girl en savent quelque chose. Totalement inconnues en dehors des cercles d’initiés à la K-Pop il y a encore quelques jours, elles suscitent désormais une curiosité dont leurs producteurs sauront bien tirer profit.

A Pyongyang, on a dû se réjouir que le buzz médiatique soit un succès, le reste n’étant finalement qu’accessoire. Enfin presque. Car les concerts pékinois du Moranbong Band furent finalement annulés, et les chanteuses repartirent à Pyongyang sans faire la moindre déclaration. La raison de l’échec de cette diplomatie musicale est restée secrète, mais il ne serait pas impossible que les déclarations récentes de Kim Jong-un sur le fait que son pays détiendrait la bombe à hydrogène n’y soient pas étrangères. Ou alors les officiels chinois ont préféré en dernière minute inviter les chanteuses d’Oh My Girl après avoir pris connaissance de leur mésaventure américaine. En Corée du Nord, le soft power est un art délicat et pas encore bien maîtrisé.
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