ANALYSES

Défauts personnels et déluges politiques pour le Brésil et l’Espagne

Presse
15 novembre 2015
La nécessité d’intégrer une dimension humaine dans toute analyse de crise politique, vient de rappeler son évidence en ce mois de novembre 2015 au Brésil et en Espagne. Les révolutions et les drames politiques ont de multiples origines. Les hommes, sont les victimes, mais aussi les acteurs, de l’histoire. Jean-Baptiste Duroselle l’avait rappelé il y a déjà bien longtemps [1]. La boutade attribuée à Louis XV revendiquant l’éventualité d’un « déluge » laissé en héritage à son successeur et aux Français, est restée dans les manuels. Effectivement quelques années après la mort du royal Bourbon la Révolution a constitué, pour la haute société de l’époque, une sorte de déluge. Les causes de la Grande Révolution sont nombreuses. Elles tiennent à de multiples facteurs. En se croisant elles ont accumulé une charge destructrice puissante. Parmi toutes les raisons ayant eu une part de responsabilité, les décisions, ou les absences de réactivité de personnages aussi centraux que les souverains de l’époque, leurs épouses et favorites respectives, ne doivent pas être sous-estimées. Au même titre qu’aujourd’hui au Brésil et en Catalogne espagnole.

Brésil, Espagne, traversent en cette fin d’année 2015 des moments de vérité et de difficultés. Le moment de vérité au terme de la course de taureaux, est le nom porté par le dernier acte du spectacle, celui de la mise à mort. Il est possible qu’au Brésil et en Espagne, le drame politique en cours s’achève par la disparition d’un ou de plusieurs de ses acteurs, femme, homme ou institution. Au Brésil, la présidente Dilma Rousseff, bien qu’élue il y a à peine un an, a de moins en moins de prise sur un pays plongé dans une crise multidimensionnelle. La menace d’une destitution votée par une majorité parlementaire se fait pressante. Au risque de déstabiliser le système démocratique. En Espagne le parlement catalan s’est déclaré le 9 novembre 2015 en état d’insoumission. Il oppose sa légitimité électorale particulière à celle de la Loi fondamentale commune à tous les Espagnols. Le tout à la veille de la consultation législative du 20 décembre 2015 dans un pays fracturé par un taux de chômage de 22% de la population en âge de travailler.

Derrière le rideau de ces drames politiques nationaux, il y a de grands principes, moraux et institutionnels. Il y a des kilomètres de paroles, verbales et manuscrites, de radio en quotidiens et télévisions. Il y a aussi des angoisses collectives, la grande peur du jour d’après. Que deviendrait le Brésil, l’Espagne, après « le Déluge », la chute de la Présidente ici à Brasilia, et là, à Barcelone, l’effondrement de la maison commune ? Le plus étonnant dans ces « Déluges », éloignés géographiquement, vient de leur simultanéité, et du rôle qu’y jouent deux personnalités aux profils tout aussi forts que contestés. Eduardo Cunha, président du Congrès des députés dans le cas du Brésil. Artur Mas, président sortant de la Généralité de Catalogne dans l’autre. Tous deux, Artur et Eduardo, sont par ailleurs comme les Etats en faillite, en situation « de défaut ».

Il ne s’agit pas ici de proposer une quelconque clef centrée sur l’homme ou les hommes permettant un déchiffrage automatique et universel des crises politiques. Sans doute cet évènement de connivence apparente relève-t-il du hasard. Le hasard bouscule les certitudes. Les conjonctions inattendues peuvent ouvrir la voie à la magie explicative. Mais elles peuvent aussi forcer la raison et interpeller la réflexion. Il y a peut-être au-delà du caractère fortuit de ce double fait divers, des parallélismes plus profonds que la « diversitude ». Ces deux figures politiques importantes dans leurs pays respectifs, Eduardo Cunha et Artur Mas, ont dérogé aux principes qui auraient dû canaliser leur engagement public. La transgression les a tous les deux conduits à privilégier des sorties de crise porteuses de « Déluge ».

Eduardo Cunha préside le Congrès des députés brésiliens depuis janvier 2015. Il a été élu dès le premier tour avec 267 voix sur 513. Son élection s’est faite malgré les fortes réserves de la présidente Dilma Rousseff. Eduardo Cunha est en effet représentatif de la majorité issue des urnes aux législatives de 2014. Une majorité qui n’a rien ou peu à voir, avec la présidente et le parti des travailleurs (PT). Eduardo Cunha, membre du parti PMDB, est un conservateur avoué. Il est libéral en économie, intolérant à l’égard des minorités sexuelles. Il a bloqué la révision des autorisations de détention d’armes, l’extension du droit d’adopter pour les familles homosexuelles, encouragé la remise en question de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse. Rien de bien étonnant pour un homme politique qui se dit et se veut évangéliste. Adepte de la théologie de la prospérité il a selon la BBC [2] ouvert des « comptes secrets » en Suisse. La commission d’éthique du Congrès a été saisie par 48 députés membres du PT et du PSOL. Les groupes parlementaires d’opposition et de centre droit, -PSDB, PPS, DEM, Solidarité-, ont pour l’instant minoré cette demande. Ils ont en revanche demandé la destitution de la présidente Dilma Rousseff, jugée indigne de sa charge. Eduardo Cunha afin d’éviter sa propre destitution, manœuvre afin de faire voter au plus tôt celle de la présidente, au risque de provoquer par convenance personnelle, un « Déluge » politique collectif.

Le président sortant du gouvernement catalan, Artur Mas, est membre d’un parti nationaliste, Convergence. Convergence a été l’un des acteurs fondamentaux de la transition démocratique espagnole de 1975 à 1978. Pendant plusieurs années en concertation avec Unio, formation nationaliste démocrate-chrétienne, CiU (Convergence et Union) a joué des contradictions entre partis nationaux, -parti socialiste-PSOE et parti populaire-PP-, pour élargir les compétences de la Catalogne. En 2010 et 2012 encore il a sollicité la droite espagnole afin d’obtenir des contre parties fiscales. Le PP lui a donné un coup de pouce électoral, pour faire tomber la majorité régionale, qui alors à Barcelone était à gauche. L’ascenseur a été renvoyé l’année suivante par CiU aux élections générales. Mais, au lendemain de sa large victoire, le PP n’avait plus besoin d’alliés. Il n’a pas voulu céder un brin de pouvoirs supplémentaires à la Catalogne. Parallèlement le fondateur du parti, CiU, Jordi Pujol, était mis en examen, soupçonné d’avoir fraudé le fisc en ouvrant des comptes cachés en Andorre. Le parti Convergence peu de temps après était convaincu d’avoir capté 3% des appels d’offre publics lancés par la Généralité. Acculé politiquement et moralement Artur Mas a choisi la voie du « Déluge » .. en brûlant ses vaisseaux espagnols. A des Catalans victimes de la crise, comme les autres Espagnols, il a offert un bouc émissaire, rompre avec Madrid, proclamer l’indépendance. Et ainsi faire oublier les déboires moraux de son parti politique, Convergence.

Brésiliens et Espagnols sont ainsi depuis quelques mois en glissements de repères, au bord d’un tremblement politique majeur. Les réponses aux questions qui leurs sont posées, la destitution de la présidente brésilienne, la remise en question de l’unité nationale espagnole, ont des composantes multiples. La portée des interpellations collectives a été paradoxalement amplifiée dans les deux cas par l’action singulière de responsables en difficulté, Eduardo Cunha au Brésil, et Artur Mas en Espagne. Au risque d’un « Déluge » collectif qui renvoie au livre de l’historien: il y a un « intérêt à connaitre autant qu’on le peut les personnalités des hommes » politiques (..) « les ressorts qui font agir leurs passions ».
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[1] Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, Introduction à l’histoire des relations internationales, Paris, Pocket, Armand Colin, 1991
[2] BBG Brasil, 28 octobre 2015
[3] Jean-Baptiste Duroselle, op. cité
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