ANALYSES

Attentat d’Ankara : Erdogan instrumentalise les violences. Une politique irresponsable

Presse
12 octobre 2015
« Si ce double attentat est un événement extrêmement grave et violent, gardons-nous d’évoquer pour l’heure un quelconque « 11 septembre turc ». La portée symbolique de cette attaque et son contexte sont totalement différents, et surtout, nous ne disposons pour l’instant d’aucune indication sur les commanditaires véritables de cette attaque.

Faut-il, en effet, voir derrière cet acte l’État islamique ? Ce serait étonnant car en général l’EI s’empresse de revendiquer les attentats qu’il commet, ce qui n’a pas été fait pour l’instant.

Faut-il alors y voir le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), cette guérilla kurde en guerre contre l’État turc depuis 1984 ? Cet attentat ne ressemble pas aux modalités opératoires habituelles de ce groupe. D’autant que c’est en marge d’une manifestation de proches de la cause kurde que ces explosions ont eu lieu…

Une vague de violences multiformes

La Turquie a toujours eu une longue tradition de violence politique. Dans les années 1970, on dénombrait ainsi plusieurs dizaines de morts par mois. Un climat de tensions qui a d’ailleurs causé en partie le coup d’État de 1980. Quant à la lutte entre le PKK et l’Etat turc, elle a fait déjà 40.000 à 45.000 victimes…

Néanmoins, en dépit de cette histoire, la situation actuelle est singulière.

Le point de départ de la très dangereuse montée des affrontements actuels est en réalité l’attentat commis à Suruç, le 20 juillet, contre de jeunes militants qui préparaient une mission d’aide à la reconstruction de la ville de Kobané.

Cet attentat attribué à Daech, suivi de l’assassinat à leur domicile, par un commando du PKK, de deux policiers accusés d’avoir des relations complices avec l’organisation djihadiste, a été l’élément déclencheur d’une vague de violences multiformes dont l’attentat de ce weekend est la dernière manifestation.

Erdogan instrumentalise la situation

La responsabilité du chef de l’État turc, Recep Tayyip Erdogan, dans ce climat de tensions mérite d’être posée. Après l’attentat du 20 juillet, Erdogan a en effet répliqué en ciblant majoritairement le PKK plutôt que l’EI, le définissant comme l’ennemi public numéro un, alors qu’un processus de négociations, certes laborieux, était engagé avec lui depuis la fin de l’année 2012.

Pourquoi ? Pour comprendre ce comportement, il faut se souvenir que Erdogan est engagé dans un projet de présidentialisation du régime. N’ayant pas réussi à obtenir une majorité suffisante pour concrétiser ce projet lors du scrutin législatif du 7 juin, il s’est saisit de l’attentat pour se présenter comme le seul recours contre le terrorisme.

Comme à son habitude, il a polarisé la situation et cherché à aiguiser les clivages. La manœuvre est assez claire, il s’agit ainsi de surfer sur le caractère anxiogène de la situation et de parvenir à capter ainsi la fraction la plus nationaliste de l’électorat turc pour tenter de remporter les élections législatives anticipées convoquées le 1er novembre 2015.

Il a donc délibérément instrumentalisé cette situation.

Un niveau de violence très inquiétant

Cette stratégie est pour le moins inquiétante voire même irresponsable, on le voit aujourd’hui. Au-delà du double attentat commis à Ankara, on constate aujourd’hui en Turquie un niveau de violence urbaine non négligeable dans l’Est et le Sud-Est du pays, avec parfois des tranchées et des barricades dans les rues…

La situation est grave car si les différents acteurs continuent dans cette direction, elle pourrait ne plus être maîtrisable. Le risque d’une amplification des violences, s’il n’est pas encore d’actualité, n’est pas à exclure non plus tant on se trouve face à un niveau de polarisation extrême, où tout peut donc basculer.

Le calcul est d’autant plus grave que le pays se trouve au sein d’une aire géopolitique soumise à de fortes turbulences dont nul ne semble pouvoir véritablement anticiper les dynamiques (rappelons-le, la Turquie a 900 kilomètres de frontières avec la Syrie).

Stratégie irresponsable et un peu vaine puisqu’il s’avère, d’après les sondages, dont on peut certes admettre qu’il faille les manier avec précaution, que le parti dont Erdogan défend les intérêts, l’AKP, ne semble pas à ce jour faire un score très différent de celui réalisé le 7 juin dernier.

Un terrible gâchis

Ce double attentat le montre : Erdogan, s’il continue dans cette voie, risque bien de plonger son pays dans une logique d’affrontements de plus en plus aigu.

Il est pour le moins regrettable que la Turquie, qui représentait jusqu’alors un pôle de stabilité dans cette région, qui avait obtenu des résultats économiques impressionnants, et qui s’était dotée d’une classe moyenne dynamique, soit désormais en proie au chaos en partie à cause des intérêts personnels et électoralistes de son dirigeant. »
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