ANALYSES

Quand les rivaux Iran/Arabie Saoudite luttent contre le même ennemi: l’EI

Presse
21 octobre 2014

Dans la « guerre froide » qui les oppose, Téhéran et Ryad s’affrontent par alliés interposé sur de multiples terrains, de Beyrouth à Sanaa en passant par Manama. Or, depuis la percée éclair de l’Etat islamique (EI) en Syrie, les deux ennemis jurés ont un adversaire commun, les djihadistes. Retour sur les (réelles) raisons de l’antagonisme entre les deux grandes puissances régionales et sur les perspectives d’évolution de leurs relations. Entretien avec Thierry Coville, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste de l’Iran.



Le bras de fer entre l’Iran et l’Arabie Saoudite ne repose-t-il pas en réalité moins sur des enjeux confessionnels (chiisme/sunnisme) que politiques (république/monarchie) et stratégiques ?


Tout à fait, il s’agit avant tout d’une rivalité entre deux puissances régionales pour le leadership au Moyen-Orient.


Parallèlement, je pense qu’il y a également une rivalité économique puisque ces deux pays sont des puissances pétrolières membres de l’OPEP et tentent tous les deux de diversifier leur économie.


C’est une erreur d’analyse d’évoquer à propos de cette rivalité une guerre sunnite-chiite comme cela est fait trop souvent.


Les alliances régionales de l’Iran sont d’abord liées à des considérations stratégiques. Ainsi, depuis la chute de Saddam Hussein en Irak, il était fondamental qu’il y ait un gouvernement chiite en Irak. En effet, l’Irak « sunnite » de Saddam Hussein était considéré comme la principale menace stratégique pour la République islamique d’Iran du fait de la guerre Iran-Irak (1980-1988).


De même, le soutien iranien à Bachar al-Assad est davantage lié au fait que l’alliance avec la Syrie permet de mieux aider le Hezbollah au Liban qu’au fait qu’une minorité proche des chiites, les allouites, dirige la Syrie.


De même, pour Arabie Saoudite, il s’agit surtout de limiter le développement de l’influence iranienne dans la région depuis la chute de Saddam Hussein en 2003 [qui a notamment vu l’arrivée au pouvoir des chiites en Irak, ndlr].


Le facteur religieux existe mais il est « instrumentalisé » par l’Iran et l’Arabie Saoudite pour atteindre des objectifs de géopolitique. Dans certains cas, il sera utile de jouer la carte religieuse, dans d’autres cas, non. Par contre, on ne peut nier, qu’à certains moments, l’instrumentalisation sans discernement de la carte religieuse (comme le soutien de l’Arabie Saoudite à des groupes comme Daesh [appelation de l’Etat islamique (EI) en arabe, ndlr]) peut conduire à des affrontements entre les communautés religieuses…


Dans quelle mesure la « guerre froide » qui oppose Téhéran à Ryad a-t-elle créé les conditions d’essor de l’Etat islamique (EI) ?


Il semblerait que le soutien à des groupes comme Daesh ait été vu par les dirigeants d’Arabie Saoudite comme un moyen d’affaiblir l’influence iranienne dans la région en faisant « tomber » deux alliés importants de l’Iran : la Syrie de Bachar al-Assad et l’Irak dirigé par un gouvernement chiite depuis 2005.


D’après ce que l’on sait, Daesh est né en Irak dans un environnement marqué par la lutte des sunnites contre l’occupation américaine et la domination chiite. Par la suite, le soutien financier et logistique de l’Arabie Saoudite et du Qatar à ce groupe, quand il a commencé à combattre en Syrie lors du début de la guerre civile en 2011, a sans doute été déterminant. Cela fait des mois que la presse iranienne considère que Ryad joue avec le feu en soutenant ces groupes qui, pour les Iraniens, sont incontrôlables et dangereux …


En Irak et en Syrie, Iran et Arabie se retrouvent de facto à combattre le même ennemi : l’EI. Cette convergence de vues circonstancielle peut-elle favoriser un rapprochement entre Téhéran et Ryad ?


Il est possible que la prise en compte de la dangerosité du soutien à Daesh fasse prendre conscience à l’Arabie Saoudite qu’il faut changer de stratégie vis-à-vis de Téhéran, mais la méfiance vis à vis de l’influence grandissante de l’Iran demeure.


Du côté iranien, cela fait des mois que les groupes politiques les plus modérés considèrent qu’il faut diminuer le niveau de tensions avec l’Arabie Saoudite en normalisant les relations.


Comment une victoire contre l’EI passe-t-elle nécessairement par une alliance Ryad/Téhéran ?


Une amélioration des relations entre ces deux pays irait dans le sens d’une réduction des tensions dans la région. Des groupes comme Daesh auraient alors plus de mal à trouver des financements.


Une réduction des tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran pourrait également limiter la radicalisation de la communauté sunnite en Irak, ce qui limiterait les soutiens que Daesh trouve sur le terrain.


Quel rôle tiennent les puissances satellites dans cette guerre par procuration ? Peuvent-elles influer sur son issue ?


Il faut absolument que les puissances occidentales comprennent qu’il faut arrêter de soutenir un camp contre un autre ou bien faire semblant de ne rien voir ou décrire cet affrontement comme une lutte inéductable entre chiites et sunnites.


On a notamment l’impression que du côté français, l’alliance stratégique et commerciale avec l’Arabie Saoudite primait sur tout le reste et qu’il était bien pratique de sous-estimer les conséquences d’un tel affrontement (et de ne pas voir à quel point le soutien saoudien à Daesh était dangereux …).


Des pays comme la France ont un rôle historique de médiateur à jouer dans la région. La France et les Etats-Unis devraient faire tout ce qu’ils peuvent pour favoriser une normalisation ou une réduction des tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran.


De cette « guerre froide », ne pourra-t-il sortir qu’un seul vainqueur ? Lequel semble se dessiner ? Dans quelle mesure le Moyen-Orient battrait-il à un rythme différent selon lequel des deux rivaux prendrait le leadership de la région ?


Je pense que l’Iran, du fait de la spectaculaire modernisation de sa société depuis trente ans, dispose d’un atout qui pourrait se révéler décisif dans cet affrontement. Cette modernisation de la société iranienne a permis à une nouvelle génération d’entrepreneurs d’émerger en Iran et ces derniers pourraient contribuer rapidement à une modernisation de l’économie iranienne.


Par ailleurs, cette modernisation de la société iranienne, basée notamment sur une éducation des femmes (il y a 60 % de filles dans les universités iraniennes) rend le modèle iranien plus attractif dans la région.


Il faut néanmoins noter que, dans les deux pays il y a des tensions entre un modèle socio-politique permettant la redistribution de la rente pétrolière et un modèle plus ouvert où c’est la compétence individuelle qui prime.


C’est le résultat de cette lutte interne aux deux pays qui changera la région.

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