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Syrie : pourquoi la Turquie n’intervient pas contre les jihadistes

Presse
9 octobre 2014
Le Parlement turc a donné le feu vert à une intervention en Syrie contre les jihadistes de l’Etat islamique le 2 octobre. Depuis, il ne s’est rien passé sur le plan militaire. Pourquoi ?

Comme vous le rappelez dans votre question, le Parlement a simplement donné son aval au principe d’une intervention. Mais il y a eu une mauvaise interprétation dans les médias : il ne s’agissait pas d’un feu vert à l’intervention elle-même, dont la décision finale revient à l’exécutif. Recep Tayyip Erdogan, le président, peut donc désormais choisir ou non d’envoyer des troupes en Syrie.

Pourquoi ne le fait-il pas ?

Pour de bonnes et de moins bonnes raisons. La bonne : pour l’instant, pour des logiques propres à chacun d’eux, aucun pays de la coalition ne veut intervenir militairement au sol. Or même si son Parlement a donné son feu vert en estimant que c’était nécessaire pour venir à bout des jihadistes, la Turquie refuse d’être la seule nation à s’engager dans cette voie.

Les autres raisons sont plus sujettes à caution : tout d’abord, comme l’a rappelé le Premier ministre Ahmet Davutoglu après le vote du Parlement, pour la Turquie, l’ennemi principal en Syrie reste Bachar al-Assad. Ce n’est pas l’Organisation de l’Etat islamique.

Surtout, n’oublions pas que la question kurde reste LE problème politique de la Turquie. Or Ankara n’a pas envie que le PKK (ndlr : Parti des travailleurs du Kurdistan) profite de la situation pour étendre sa zone d’influence et d’autonomie au Kurdistan syrien, où le PYD (ndlr : Parti de l’Union démocratique, le principal parti politique kurde de Syrie) est son émanation. Cela pourrait ensuite lui permettre de bénéficier d’une seconde implantation et d’une seconde base-arrière, après celle du Kurdistan irakien. Bref, le PKK, qui bénéficie d’une formidable aura dans la population kurde de Turquie, pose beaucoup plus de défis au gouvernement que les jihadistes, même si ceux-ci sont installés juste derrière la frontière.


Pour autant, la frontière turco-syrienne (tout comme la frontière turco-irakienne) est plus que poreuse. A terme, les jihadistes pourraient très bien la franchir et agir sur le sol turc.

Votre question résume le piège dans lequel la Turquie s’est fourvoyée en Syrie. Dans sa lutte acharnée contre Bachar al-Assad, elle a montré de la complaisance envers l’insurrection syrienne.

Or, comme souvent dans ce genre de situation, ce sont les opposants les plus radicaux qui se sont imposés, notamment le Front Al-Nosra (ndlr : la branche d’Al-Qaïda en Syrie) et surtout les jihadistes. Ceux-ci possèdent désormais des réseaux discrets en Turquie. Si Ankara intervient contre l’Etat islamique, ce dernier pourrait activer ses relais et exporter le conflit sur le sol turc. Il s’agit de la conséquence d’une contradiction majeure de la politique turque.

Donc, pour résumer, en intervenant en Syrie, la Turquie pourrait à la fois renforcer indirectement le PKK et prendre le risque que les jihadistes commettent des attentats chez elle ?

Tout à fait. On comprend donc mieux ses réticences.


Les manifestations de la communauté kurde, qui dénonce depuis mardi la passivité du gouvernement, peuvent-elles changer la donne ?

Non. Je ne pense pas que la Turquie intervienne militairement en Syrie sans une résolution claire et nette du Conseil de sécurité de l’Onu et la participation d’autres pays.

Notons aussi que c’est désormais l’armée, et non les forces de l’ordre, qui répriment ces manifestations. Et des groupes islamistes kurdes, défavorables à une intervention militaire, n’hésitent pas non plus à s’opposer aux nationalistes kurdes, qui, eux, la réclament. Cela montre la polarisation sociale et politique dans laquelle est plongée la Turquie aujourd’hui en raison de la situation syrienne. Et cela confirme que rien ne sera réglé dans le pays sans une solution politique de la question kurde.
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