ANALYSES

«Pouvoir central fort et démocratie forte ne sont pas incompatibles»

Presse
31 août 2010
Arnaud Dubien - Ria Novosti
Vous participez cette année pour la première fois à la réunion du Club de discussion de Valdaï. Ce club est-il connu en France? Quelle image ont du club la communauté des experts et le monde des médias?

Le Club de Valdaï s’est imposé, dans la communauté des experts de la Russie, comme un lieu de discussion incontournable et prestigieux. Le fait que les plus hautes autorités de l’Etat russe prennent le temps de recevoir les personnes qui, dans une large mesure, façonnent les perceptions de la Russie à l’étranger est un signe important. Je ne crois pas que les présidents et chefs de gouvernements d’autres grands pays participent à ce genre d’exercice. En France, le Club de Valdaï est toutefois peu connu au-delà des cercles de spécialistes.


Le thème de la réunion du club est, cette année : "La Russie : histoire et développement futur." Est-ce utile, à votre avis, de jeter un regard sur le passé de la Russie pour comprendre quelles seront les meilleures voies de son développement?

Il est évident qu’étudier certaines périodes de l’histoire russe pour mieux saisir les enjeux actuels est utile. On pense bien sûr à la période soviétique, mais aussi à la seconde moitié de 19ème siècle, période marquée elle aussi par une volonté de modernisation de la part des dirigeants russes. "Comparaison n’est pas raison", mais l’on sent bien que certaines hésitations et crispations des responsables politiques actuels proviennent justement de ce que les précédentes tentatives de modernisation se sont terminées par des troubles politiques.


Peut-il y avoir en Russie une démocratie du même type que celle existant en Europe? Les Russes, selon vous, la souhaitent-ils eux-mêmes réellement (ou la souhaiteront-ils un jour)? Est-il possible de diriger la Russie sans un pouvoir fortement centralisé?

Chaque pays a son histoire, sa trajectoire, sa culture politique. S’agissant de la Russie, il faut, je crois, se garder de deux illusions. D’une part, que le pays puisse reproduire à l’identique un "modèle occidental". D’autre part, que la Russie ait une voie exceptionnelle et qu’elle puisse – ou doive – se tenir à l’écart des influences extérieures. Ma conviction est que la Russie est essentiellement européenne, et donc que son système de gouvernement évoluera – plus ou moins rapidement – vers quelque chose qui la rapprochera plus des Occidentaux que des Chinois par exemple. En tant que Français, je voudrais souligner qu’un pouvoir central fort n’est absolument pas incompatible avec une démocratie forte. Les régions ont des prérogatives importantes et l’Etat dispose de préfets pour veiller à ce que la loi soit appliquée sur l’ensemble du territoire national. Conduire à bien la modernisation qu’appelle de ses vœux le président Medvedev sans impliquer les élites et les populations des provinces sera très problématique.


Que pensez-vous justement des succès de la Russie dans la politique de modernisation choisie par le pouvoir russe ? Qu’est-ce qui contrarie la mise en œuvre de la modernisation ?

Le président Medvedev a posé un diagnostic lucide sur l’état de la Russie et sur les défis qui se posent à elle. Aujourd’hui, tout le monde se dit favorable à la modernisation, mais manifestement on n’accorde pas toujours le même sens à ce mot. Soyons clair : ce chantier historique, qui doit ni plus ni moins éviter à la Russie d’être marginalisée sur la scène mondiale à moyen terme, ne pourra se résumer à l’achat de technologies en Occident. Vous ne pourrez pas faire l’impasse sur la modernisation de l’Etat, c’est-à-dire aussi de l’élite et du système politique. Ce qui, de mon point de vue, manque le plus à la Russie, c’est une classe de "grands commis de l’Etat", c’est à dire d’une haute fonction publique mue exclusivement par l’intérêt général. Après la Seconde guerre mondiale en France, le général de Gaulle a créé l’ENA pour renouveler entièrement le corps des hauts fonctionnaires. Peut-être qu’une école de ce type, civile, où seraient inculquées les valeurs du service public serait utile à la Russie en cette période de reconstruction.


L’éloignement et la coupure, demain, de l’Ukraine d’avec la Russie vous semblent-ils raisonnables, notamment dans le contexte de l’éventuelle adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et l’UE?

Les projets, imaginés dans certains cercles anglo-saxons, et qui visaient au "découplage stratégique" entre la Russie et l’Ukraine ont échoué. Ils étaient irréalistes et dangereux, pour les pays concernés et pour l’Europe tout entière. Il est évident que, pour des raisons historiques, l’Ukraine occupera toujours une place à part dans la vision politique russe. Je conseillerais cependant à Moscou de ne pas donner l’impression aux Ukrainiens de traiter leur pays sans la considération due à un Etat indépendant. Sinon, la normalisation bilatérale actuelle – dont les Européens dans leur ensemble ne peuvent que se réjouir – pourrait être éphémère.


Y a-t-il un avenir pour l’Etat fédéré Russie-Biélorussie? Pour l’Union douanière Russie-Kazakhstan-Biélorussie ? De manière générale, comment voit-on en Europe les processus d’intégration sur le territoire de l’ex-URSS?

– On voit bien que les relations bilatérales entre Moscou et Minsk sont très problématiques, ce qui rend toute construction multilatérale fragile. Peut-être un changement de régime en Biélorussie permettrait-il d’avancer, mais on a du mal à imaginer Alexandre Loukachenko céder le pouvoir à l’issue d’un scrutin démocratique comme en Ukraine. En revanche, les choses se passent beaucoup mieux entre Moscou et Astana. La Russie a évidemment raison d’approfondir son partenariat avec le Kazakhstan, pays au potentiel important, qui conduit une modernisation en profondeur et qui peut contribuer à stabiliser l’Asie centrale.


En quoi résident les principales difficultés des relations entre la Russie et l’UE? Quel  format de relations pourrait favoriser les intérêts tant de la Russie que de l’UE?

– Je dirais que le principal problème est que, aussi bien à Bruxelles qu’à Moscou, on manque de visionnaires capables d’imaginer ce que pourrait être une relation véritablement stratégique entre l’Union européenne et la Russie. Il est pourtant évident que face à la Chine, l’Inde, les Etats-Unis (qui n’ont pas été balayés par la crise contrairement à ce que beaucoup pensent ou espèrent) ou d’autres zones émergentes, les différentes Europes ne pourront plus s’ignorer ou continuer à régler des comptes historiques. Sauf à être reléguées aux marges de l’Histoire.


Comment tend-on à percevoir la Russie en Europe? Des changements plus ou moins significatifs sont-ils intervenus ces dernières années?

L’année de la Russie en France donne lieu à des manifestations, notamment culturelles, d’une quantité et d’une qualité remarquables, pas seulement à Paris mais aussi en régions. Il faut pourtant bien admettre que la Russie reste mal connue dans la population. Les clichés hérités de la période soviétique sont tenaces. Certains événements tragiques qu’a connus votre pays ces dernières années n’ont pas contribué à améliorer son image en France. Finalement, un Français moyen ne sait pas à quoi ressemble la vie quotidienne d’un Russe. Il y a donc un vrai travail de "redécouverte" à conduire

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