ANALYSES

L’onde de choc sera très importante

Presse
19 janvier 2011
Sophie Bessis - L’Humanité

L’historienne Sophie Bessis analyse les facteurs politiques et économiques qui ont mené au soulèvement du peuple tunisien et ses conséquences pour les autres pays arabes.

Sophie BESSIS a la double nationalité tunisienne et française.

Elle est chercheuse associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), secrétaire générale adjointe de la Fédération internationale des droits de l’homme (Fidh).


Comment analysez-vous le soulèvement du peuple tunisien?

La Tunisie était dans une fin de règne extrêmement délétère et une série de facteurs se sont conjugués pour la mener au soulèvement final. II y avait un régime policier de plus en plus dur, dictatorial, brutal, un régime de privations où les exactions étaient de plus en plus importantes, où la famille régnante spoliait le pays. La population supportait cette situation tant que l’économie ne se portait pas trop mal, mais à partir du moment où la Tunisie a subi le contrecoup de la crise en Europe, tous les facteurs économiques, sociaux, politiques se sont conjugués pour que les Tunisiens expriment leur ras-le-bol général vis-à-vis du régime. Enfin, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase c’est la brutalité de la répression contre les émeutes sociales qui ont eu lieu dans l’intérieur du pays, dans la région la plus déshéritée.


Beaucoup de manifestants, notamment de manifestantes, proclament leur attachement à la laïcité…

Ce qui prime dans ce soulèvement c’est le caractère démocratique des revendications. II n’y a eu aucun mode d’ordre religieux scandé par les manifestants. La population tunisienne aspire à la démocratie et à l’exercice de ses libertés fondamentales. Une partie des Tunisiens sont favorables à la sécularisation de l’État. Cette dimension est importante, surtout si on la compare à ce qui se passe dans les autres pays arabes.


Comment appréciez-vous la place des femmes dans ce mouvement?

Ce mouvement est profondément mixte. Cela montre la modernité tunisienne. D’autant plus que l’on a vu très peu de femmes voilées. Les femmes ont souvent été les porte-flambeaux d’un certain nombre de revendications.


En tant qu’historienne, comment analysez-vous, de façon succincte, l’évolution de la situation politique en Tunisie depuis l’indépendance?

La Tunisie est un vieil État, elle a une vieille tradition étatique antérieure à la colonisation. Puis, elle a souvent été à l’avant-garde dans le monde arabe elle a connu un mouvement réformiste, de penseurs de la modernité, créé avant la colonisation puisque la première Constitution tunisienne date de 1861, soit vingt ans avant l’instauration du protectorat français. Une première esquisse de monarchie constitutionnelle s’est constituée en Tunisie à cette époque. Donc, la Tunisie a une tradition politique, une tradition étatique, une tradition de modernité très importante. À l’indépendance, il y a eu deux phénomènes contradictoires : Bourguiba était un homme politique visionnaire qui avait un projet de société moderniste, mais sa grande faille a été de ne pas y inclure la démocratie. II a institué une tradition de modernité sociétale importante mais en même temps un archaïsme politique et une dictature.

Le régime de Ben Ali est allé beaucoup plus loin que la dictature de Bourguiba dans la répression, mais c’est aussi l’enfant de Bourguiba. Cependant, la Tunisie avait déjà les élites les plus nombreuses et les mieux formées du Maghreb, puisque c’est un pays qui a misé énormément sur l’éducation : le peuple tunisien est alphabétisé, informé de l’actualité dans le reste du monde, et de ce fait, malgré la chape de plomb commencée sous Bourguiba et perfectionnée à l’extrême sous Ben Ali, le peuple est arrivé à un niveau de développement scolaire, intellectuel, économique, social où il ne pouvait plus supporter cette répression.


Quelles peuvent être les conséquences de cette révolution dans les pays de la région?

L’onde de choc sera très importante. Comme un manifestant qui brandissait sur sa pancarte le message « Yes We Can », la Tunisie a montré au reste du monde arabe que l’on pouvait se soulever contre une dictature. Mais les situations et les contextes historiques ne sont pas les mêmes, d’autant que la plupart des régimes arabes sont soit des régimes militaires, soit des monarchies, alors que la Tunisie, même si Ben Ali était général à l’origine, est la première et quasiment la seule république civile du monde arabe. Cette révolution démocratique montre que dans le monde arabe il y a des aspirations immenses à la démocratie et que ces peuples en ont assez d’être gouvernés par des dictatures politiquement violentes et économiquement corrompues. Le scénario tunisien peut donc se répéter dans d’autres pays arabes mais pas de la même façon, chacun ayant ses spécificités.

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