ANALYSES

Reprendre son destin en main

Presse
1 mars 2011
Béligh Nabli - Arabies
Quelle est votre analyse des situations tunisienne et égyptienne ?

 

Par un acte de souveraineté, le peuple tunisien a décidé de reprendre son destin en main et de rompre son l’apport de soumission au régime Benaliste. L’événement marque le début d’une nouvelle page de l’histoire du pays. II ouvre aussi des perspectives, nouvelles pour les peuples de la région. Les Egyptiens se sont engouffrés dans cette brèche. Mais les obstacles internes (poids de l’armée) et externes (enjeux géostratégiques et influence américaine) à l’établissement d’une démocratie réelle sont plus importants en Egypte Dans tous les cas, la « volonté de démocratie » de ces peuples sera mise à l’épreuve des pesanteurs ou variables lourdes de ces sociétés (clientélisme, allégeances ces à des corps intermédiaires) qui risquent de jouer contre l’émergence et la reconnaissance d’un intérêt général supérieur.

 

 

Pouvait-on s’attendre à de tels événements ?

 

Par définition, une révolution frappe par sa soudaineté. II n’empêche, les événements actuels reflètent un changement structurel des sociétés du monde arabe : le rejet populaire de la corruption tant au sommet de l’État qu’au sein de l’appareil administratif et du système économique, une jeunesse (diplômée ou non) ouverte sur le monde, mais frappée par un chômage de masse et une absence de perspective.

 

 

Quel genre d’impact aura la « révolution du Jasmin » sur les autres pays arabes ? Quels sont ces pays et quels sont les risques concrets ?

 

L’autoritarisme qui caractérise les régimes arabes est affecté par la puissance de l’onde de choc de cette révolution populaire. Elle renforce plus que jamais la défiance des citoyens à l’encontre de la nature autoritaire et prédatrice de leurs gouvernants. Ces derniers manifestent une plus grande fébrilité et tentent d’apporter des réponses ponctuelles de nature économique : un blocage ou une baisse des prix des aliments de première nécessité, comme en Algérie,  une politique d’ouverture des médias en Algérie et en Syrie, la formation d’un nouveau gouvernement intégrant l’opposition, en Jordanie; un renoncement à briguer un nouveau mandat présidentiel, au Yémen ; la levée de l’état d’urgence annoncée en Algérie.

D’une certaine manière, les régi mes n’ont pas le choix : ils doivent réagir et anticiper toute insurrection populaire qui pourrait profiter de la dynamique tunisienne pour remettre en cause le pouvoir des autocrates en place.

 

 

Quid de l’Algérie et du Maroc ? Peut-on s’attendre à un scénario « à la tunisienne » ?

 

 

Évidemment, les trois pays du Maghreb ont des points communs. En Algérie, la population s’interroge sur la répartition de la manne pétrolière et la mainmise de l’armée sur le pouvoir politique. L’opposition tente de profiter de la dynamique impulsée par les peuples de Tunisie

et d’Egypte. Toutefois, la guerre civile est encore prégnante dans la chair et l’esprit du corps social. Au Maroc, les inégalités sociales sont encore plus criantes. Toutefois, l’unité nationale est encore garantie par la figure sacrée du roi Mohammed VI – commandeur des croyants – qui conserve une popularité incontestable auprès de ses sujets. De plus, un semblant d’ouverture politique et de vie intellectuelle participe au maintien de la paix sociale.

 

 

Selon vous, la Tunisie vient-elle de s’engager concrètement sur la voie de la démocratie ?

 

La Tunisie s’inscrit désormais dans un processus de transition démocratique. Il faut passer ce cap d’incertitude et nous diriger le plus rapidement possible vers des élections. Cette démocratisation suppose un cadre constitutionnel réformé, un contrat social modernisé et un personnel politique renouvelé. Il s’agit là de conditions sine qua non à la restauration du lien de confiance nécessaire entre le peuple souverain et ses représentants. Il y a là une contradiction entre le temps qu’exigeait la réalisation de cette nouvelle donne et le caractère urgent de cette refondation sociale et politique.

 

 

Quel est, ou quel doit être, le rôle de l’Europe dans la construction de l’avenir de la Tunisie?

 

La Tunisie et l’Union européenne (UE), déjà liées par un accord d’association, ont lancé en mai 2010 des négociations en vue d’un renforcement de leurs relations, dans la perspective d’un « statut avancé » qui serait accordé par l’UE. La reconnaissance d’un tel statut dont le Maroc bénéficie actuellement – permettrait d’intensifier le dialogue politique et les relations commerciales entre Bruxelles et Tunis afin de favoriser l’emploi, la bonne gouvernance économique et la modernisation de la justice.

 

 

L’Egypte est un pays dont l’intérêt stratégique est prégnant dans le monde arabe… Selon vous, quelles peuvent être les réactions et les actions des États-Unis et d’Israël ?

 

L’Egypte va sortir politiquement renforcée de cette séquence historique. Ce « pays-civilisation » va pouvoir se targuer à nouveau d’être le porte-voix des Arabes. Sa voix pèsera plus que sous l’ère Moubarak : la corruption avait affecté jusqu’à sa parole diplomatique.

Les États-Unis sont pris dans une contradiction entre, d’un côté, un discours de soutien à la démocratie et aux peuples, et de l’autre, leurs intérêts géostratégiques.

Israël n’a pas caché sa préférence pour la stabilité politique à travers un maintien au pouvoir de Moubarak : son intérêt stratégique plutôt que la volonté souveraine du peuple égyptien. Preuve encore une fois que dans les relations internationales, le principe de la «démocratie» est un argument comme un autre, utilisé en fonction de ses intérêts.

 

 

À quel avenir politique doit-on s’attendre en Tunisie et en Egypte ?

 

Les perspectives électorales sont difficiles à analyser. Aucun instrument de mesure de l’opinion n’existe, à ce jour, dans ces pays.

En Tunisie, la question réside essentiellement dans la capacité de la société civile à faire émerger des forces politiques susceptibles d’assumer et d’exercer le pouvoir ; que faire du personnel administratif et politique lie au régime Benaliste : quel degré d’épuration ?

En Egypte, le symbole de la chute de Moubarak est particulièrement fort, car il permet au pays de redevenir un modèle et un phare du monde arabe Toutefois, la question réside dans l’attitude de l’armée dans la transition. Or, cette armée nationale – à distinguer de l’appareil répressif ou policier- était directement liée au pouvoir présidentiel incarné par Moubarak.

Elle était même associée à la (mauvaise) gestion de l’économie. Pour autant, elle ne forme pas un bloc monolithique. Dès lors, son attitude ne sera pas forcément univoque et uniforme. Les hésitations et l’ambiguïté risquent de caractériser son action.

 

 

Comment voyez-vous l’évolution politique du monde arabe ?

 

Les peuples arabes prennent conscience de leur force et sont tentés – à des degrés divers – par une volonté de recouvrir leur pleine souveraineté. En face, le pouvoir en place tente de s’adapter à la nouvelle donne, en envoyant des signes d’ouverture. Toutefois, le principe suivi est clair : plier sans rompre. En outre, il convient de relativiser la crainte de voir certains des pays arabes tomber aux mains des partis islamistes lors des prochaines élections libres. Ces formations adoptent aujourd’hui un discours prudent et modéré, affirmant leur attachement à la démocratie, mais aussi incarné par une absence de volonté de remise en cause des libertés et des droits de la femme, notamment en Tunisie.

Conservateurs sur les questions sociétales, ils sont très attentifs aux préoccupations sociales de la population et ont même fait montre d’un savoir-faire certain en la matière (dans le cas des Frères musulmans en Egypte). Cette stratégie des islamistes qui relève plus du réalisme politique que de l’idéologie dogmatique, démontre que l’AKP en Turquie tend à s’imposer comme modèle. A contrario, les expériences du FIS algérien et d’Al-Qaïda constituent de véritables repoussoirs.

 

 

Quelles sont les implications au plan économique ? Ces événements auront-ils un impact très négatif en particulier en termes de tourisme et d’investissements des entreprises étrangères ?

 

Dans un premier temps, ces soulèvements populaires et cette mutation de la société politique auront un coût financier et social non négligeable. Les investisseurs étrangers comme les touristes européens risquent de se tourner vers la concurrence en optant pour la Turquie, Malte, la Croatie. Or en Tunisie et en Egypte, le secteur du tourisme représente l’un des piliers de l’économie nationale, ce type d’activité ainsi que l’investissement privé supposent une certaine stabilité politique et sociale du pays. Afin d’éviter que la Tunisie et l’Egypte ne sombrent dans une crise économique et sociale de nature à fragiliser l’émergence d’un nouvel ordre politique, un soutien financier extérieur – décidé par une conférence intergouvernementale et organisé par les institutions internationales, y compris l’UE – s’avère nécessaire. II s’agirait là de soutenir la transition démocratique elle-même.

 

Aujourd’hui, quels sont les rapports entre la France et le monde arabe en général, et avec la Tunisie en particulier ?

 

La nouvelle donne tunisienne bouscule les grilles d’analyse et autres paradigmes sur lesquels étaient fondés la perception française du monde arabe en général, et du Maghreb en particulier. Ces derniers épisodes illustrent le fait que, dès qu’il s’agit du monde arabe, le regard occidental conjugue myopie et anachronisme. La France n’a pas su (voulu) saisir cette accélération de l’Histoire Elle n’est pas la seule, loin s’en faut. Reste que l’autisme et l’attentisme de l’Elysée conjugués aux maladresses de Michèle Alliot-Marie ont suscité un malaise profond. Une alternative au système Ben Ali semblait inconcevable pour la diplomatie française Le silence de l’ancienne puissance coloniale relevait plus du soutien tacite à l’ancien régime que d’une neutralité bienveillante pour le peuple tunisien, ce « peuple frère », selon l’expression de Nicolas Sarkozy, qui semblait condamné à l’horizon indépassable du « Benalisme ».

La puissance de l’onde de choc tunisienne et égyptienne va au-delà du monde arabe. Les régimes autoritaires africains et asiatiques se sentent menacés par la force symbolique et politique de ces mouvements populaires et démocratiques.

Les autocrates et autres partis uniques prennent acte de cette nouvelle donne. Il convient désormais de scruter leur réaction et leur stratégie : ouverture forcée ou fermeture renforcée ?
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