ANALYSES

Le double jeu du Pakistan

Presse
4 mai 2011
Karim Pakzad - La Nouvelle République
Le Pakistan, allié déclaré des États-Unis contre Al-Qaida, est également un État qui ne veut pas voir son influence en Afghanistan se réduire.

Comment expliquer qu’on attribue à la fois au Pakistan une partie du succès de la mort de Ben Laden et qu’on lui reproche également son rôle ?

Karim Pakzad* : « Les USA sont aussi à l’origine de cette controverse. Barack Obama dans son discours dimanche a rendu hommage au Pakistan. Il a affirmé – et Hillary Clinton l’a repris – que sans les services secrets pakistanais, il n’aurait pas obtenu vraiment les informations nécessaires pour repérer Ben Laden. D’autres milieux, plus officieux, ont toutefois dit que les États-Unis ont agi indépendamment du Pakistan. Depuis l’intervention, je participe à différents débats et là aussi, certains pensent que les Américains n’avaient pas intérêt à informer les services pakistanais et qu’ils ont agi seuls parce qu’ils ne leur font pas confiance. »


Que croire alors ?

« Je suis vraiment persuadé que les Américains ne pouvaient pas intervenir 50 km au nord-est d’Islamabad (la capitale) sans l’accord du Pakistan. Maintenant il n’est parfois pas nécessaire que l’ensemble des autorités pakistanaises soit d’accord pour qu’on autorise une telle intervention. Au Pakistan il existe une certaine dualité de pouvoir. Il y a le vrai pouvoir politique issu des élections et les services de renseignements militaires interarmées qui gardent le monopole sur certains dossiers comme l’Afghanistan. Et rien ne sera décidé au Pakistan dans ces domaines sans l’aval de ces services. Cet état dans l’état est une énorme machine où se trouvent les généraux et les officiers en activité et également des généraux à la retraite dont certains sont très actifs au point même de faire des déclarations très pro-Taliban. »


Le Pakistan peut-il être à la fois allié des Américains et soutenir les talibans ?

« Le Pakistan est l’un des pays les plus anti-américains. Près 95 % de la population l’est. Y compris dans ses couches les plus libérales. Cela ne veut pas dire que les Pakistanais sont influencés par les Talibans. Le Pakistan estime que les intérêts américains ne coïncident pas avec les leurs. Les États-Unis ont, en effet, choisi l’Inde comme partenaire stratégique dans la région et ils se servent du Pakistan pour leurs opérations en Afghanistan. »


Pourquoi soutenir les talibans afghans ?

« À chaque fois qu’il y a eu une guerre entre l’Inde et le Pakistan – trois ou quatre grandes guerres – les Pakistanais ont perdu. Ils se sentent très fragiles vis-à-vis de l’Inde et c’est pourquoi il ne leur reste que l’Afghanistan comme point d’appui. Si jamais il y a un régime hostile au Pakistan en Afghanistan, le Pakistan sera pris en tenaille entre deux ennemis. Mais ce n’est pas le problème des Américains. C’est pourquoi on parle de double jeu du Pakistan. Et je pense que ce double jeu existe et qu’il est quasiment accepté par l’ensemble des acteurs. Tout le monde sait que le Pakistan est l’allié des États-Unis contre Al Qaida mais d’autre part, tout le monde sait que le Pakistan a soutenu et soutient toujours les talibans afghans. Et ce n’est pas un secret, pas un mystère. »


Pourquoi  » livrer  » Ben Laden maintenant ?

« Il y a une évolution assez dangereuse pour la stabilité du Pakistan depuis deux ans et la création des Talibans du Pakistan (TTP). Un mouvement violent très influencé par Al Qaida, né de la jonction des mouvements d’Al Qaida et des mouvements islamistes pakistanais. Or ce mouvement a fait de la déstabilisation du Pakistan son objectif prioritaire. Le Pakistan a lancé plusieurs offensives contre ce mouvement pour l’affaiblir mais cela ne veut pas dire que le Pakistan veut anéantir tous les Talibans. Certains Talibans sont proches du pouvoir. D’autre part, il y a l’évolution de la guerre en Afghanistan. On va assister progressivement au retrait des troupes étrangères, les USA ont annoncé le début du retrait de leurs troupes au mois de juillet de cette année pour s’achever fin 2014. La stratégie de l’Otan est de porter quelques coups sévères aux Talibans pour les obliger à négocier avec le gouvernement de Kaboul. Car tout le monde sait que les Talibans ne pensent pas à négocier dans la situation actuelle. D’abord parce qu’ils se sentent très forts et qu’ensuite, ils ne le feront pas sans l’aval du Pakistan. Car le Pakistan garde la main haute sur les Talibans en Afghanistan. »


Dans quel sens ?

« On affiche en ce moment à un certain rapprochement entre l’Afghanistan et le Pakistan. Très récemment, il y a eu une commission commune, avec des pouvoirs très étendus entre l’Afghanistan et le Pakistan qui travaille sur la réconciliation entre les Talibans et le gouvernement de Kaboul. J’ai l’impression que dans ce jeu où l’Otan essaie de retirer ces troupes, le Pakistan a finalement obtenu un droit de regard sur ces négociations pour ne pas perdre totalement son influence en Afghanistan. Et s’il y a réellement une collaboration pakistanaise, dont moi je ne doute pas, c’est par rapport à cette évolution. En ayant obtenu ce droit de regard, il fallait que le Pakistan donne quelque chose en échange. Personne ne peut imaginer que Ben Laden se trouvait à 50 km d’Islamabad, dans une zone extrêmement protégée qui abrite les anciens généraux pakistanais, l’école militaire… sans que les services de renseignements pakistanais qui ont environ un million d’informateurs soient au courant. »


C’est un moyen de donner une issue à la guerre en Afghanistan alors ?

« Les Américains cherchaient une porte de sortie et les Pakistanais cherchaient des garanties pour que demain, il n’y ait pas un régime qui leur soit hostile en Afghanistan. Ils n’allaient pas aider les Américains sans obtenir des garanties. Barack Obama lui-même a dit qu’il savait depuis août 2010 où se trouvait Ben Laden. Il était au courant, ça avait filtré. Les Américains sont intervenus aujourd’hui car c’est beaucoup plus proche des élections présidentielles. Ils avaient aussi besoin de la victoire qu’ils n’ont pas obtenu sur le terrain. Le Pakistan cherchaient des garanties. Enfin, dans cette affaire, il faut aussi compter sur l’Iran qui ne veut pas non plus d’un régime hostile. C’est un jeu géopolitique extrême net compliqué et délicat et Ben Laden n’était qu’un élément de ce jeu. »


Quelles conséquences pourront avoir la mort de Ben Laden sur la région ?

« La mort de Ben Laden aura des conséquences différentes au Pakistan, en Afghanistan. En Afghanistan, la mort de Ben Laden n’aura aucune conséquence. Cela fait longtemps que les Talibans avaient pris leur indépendance vis-à-vis d’Al Qaida et Al Qaida n’existe pratiquement plus en Afghanistan. Les Talibans sont un mouvement afghan, certes radical en terme religieux mais c’est un mouvement nationaliste et pas djihadiste semblable à Al Qaida. Ils ne cherchent pas à exporter leur vision à l’extérieur. En revanche, au Pakistan comme le TPP constitue une menace, on risque d’assister à une certaine recrudescence des attentats pour venger Ben Laden et à moyen et long terme, la mort de Ben Laden va affaiblir ces mouvements-là. Car même si Ben Laden n’avait plus la main vraiment sur ces mouvements, il constituait un symbole, d’identification pour tous les terroristes qui revendiquaient le label d’Al Qaida même s’ils n’avaient aucun lien. »

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