ANALYSES

Questions sur la crise syrienne

Presse
14 février 2012
Interview croisé de [Karim Bitar->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=bitar], directeur de recherche à l’IRIS, Antoine Fleyfel et Fabrice Balanche

Alors que le conflit en Syrie prend des allures de guerre civile, trois experts en analysent les causes et les conséquences, notamment pour les chrétiens.


Rebelles syriens à Idlib (nord-ouest du pays), vendredi 10 février. Depuis le début de la révolte, il y a près d’un an, on compte au moins 6 000 morts.


Le régime syrien a lancé mardi 14 février donné un assaut le plus violent depuis des jours sur la ville rebelle de Homs, avec « en moyenne deux roquettes qui tombent par minute », a indiqué l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH) en début d’après-midi.


Au moins six civils ont été tués, venant s’ajouter aux 6 000 morts de la répression du régime de Bachar Al Assad depuis onze mois.


Dans la troisième ville du pays où plus de 300 personnes ont péri depuis le 4 février, le temps presse et la crise humanitaire est de plus en plus intolérable. Les gens sont « entassés dans les abris » et « les morts sont enterrés depuis une semaine dans les jardins car même les cimetières et les tombes sont visés » indiquait mardi 14 février à l’AFP Hadi Abdallah, membre du « Conseil de la révolution de Homs ».


L’incapacité du Conseil de sécurité de l’ONU à se mettre d’accord sur une action collective a « encouragé le gouvernement syrien à lancer un assaut sans retenue dans le but d’écraser la dissidence », a estimé lundi 13 février la haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme Navi Pillay. Profondément divisée sur la crise, la communauté internationale l’est encore plus sur la proposition d’une force de paix avancée la veille par la Ligue arabe : Paris a mis en garde contre toute action « à caractère militaire », Moscou exigé un cessez-le-feu et Washington souligné qu’en l’absence de paix, une telle initiative était compliquée.


« La Croix » a interrogé trois spécialistes du pays Antoine Fleyfel, théologien et philosophe franco libanais, Karim Bitar, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), et Fabrice Balanche, maître de conférences à l’Université Lyon II réagissent passent en revue la situation intérieure du pays, le contexte géostratégique et la place des chrétiens.


LA CROIX : Quelle est la situation intérieure en Syrie ?

Antoine Fleyfel : « Je redoute vraiment une guerre civile. D’une part, parce que le conflit s’est militarisé entre l’armée syrienne et l’armée de la Syrie libre. D’autre part, parce que des factions islamistes ont tout intérêt à mettre en avant des aspects confessionnels dans ce conflit, pour que les oppositions entre sunnites et alaouites, entre musulmans et chrétiens prennent le dessus. Aujourd’hui, plusieurs scénarios sont possibles, selon que le régime de Bachar Al Assad tombe ou pas. »


Karim Bitar : « En Syrie, deux éléments ouvrent la voie à une guerre civile : la montée des tensions entre communautés religieuses et la militarisation excessive de l’armée et des opposants. On n’est plus du tout dans une logique de révolution arabe comme en Tunisie. Pour l’instant, Bachar Al Assad n’a pas trop de soucis à se faire. L’armée lui est fidèle, il a de nombreux soutiens extérieurs comme l’Iran, la Chine et la Russie, et il sait que les Occidentaux ne se risqueront pas à une intervention en 2012. Mais je pense qu’à moyen terme, il est condamné, car, économiquement, le régime est très affaibli. Les sanctions économiques qui l’empêchent de vendre son pétrole à l’Europe représentent une perte de 450 millions d’euros par mois. Les recettes fiscales ont également baissé de 50 %. Bientôt, Damas ne pourra plus financer la répression, sauf si l’Iran lui fait des chèques en blanc. »


Fabrice Balanche : « On ne peut pas généraliser, mais dans certains endroits, comme à Homs, on peut déjà parler d’une guerre civile communautaire. L’armée syrienne, majoritairement composée d’alaouites, attaque régulièrement les quartiers sunnites. Autre indicateur, on trouve beaucoup de familles divisées entre opposants et partisans du régime. Pour le moment, Bachar Al Assad a en face de lui une opposition très divisée. Les dirigeants du Conseil national syrien (CNS, la principale coalition) et le Conseil national pour le changement démocratique (CNCD, opposition ancienne favorable à la laïcité) se détestent. En plus, ils ne sont pas d’accord sur le principe d’une intervention étrangère en Syrie, réclamée par le CNS, et à laquelle le CNCD s’oppose catégoriquement. Le CNS ne représente qu’une partie de l’opposition basée à l’étranger. Son chef, Burhan Ghalioun, n’est qu’une marionnette, il n’a aucun pouvoir. C’est le Qatar et les Frères musulmans qui pilotent tout. »


LA CROIX : Quel est le contexte géostratégique ?

Antoine Fleyfel : « Plusieurs pays occidentaux, dont la France, ont pressé le Conseil de sécurité de l’ONU d’adopter une résolution contre la Syrie. Après un précédent texte en octobre 2011, bloqué par un veto russe et chinois, les 15 pays membres du Conseil de sécurité ont renoncé le 4 février dernier, pour ne pas heurter Moscou, à adopter un texte qui soutenait les décisions prises par la Ligue arabe en janvier en vue d’assurer une transition vers la démocratie en Syrie, avec transfert des pouvoirs du président syrien Bachar Al Assad à son vice-président. Désormais, la Ligue arabe accepte de fournir un soutien politique et matériel à l’opposition syrienne et de demander au Conseil de sécurité la formation d’une force conjointe ONU-Arabes pour mettre fin aux violences en Syrie. »


Karim Bitar : « Parmi toutes les révolutions arabes, le cas syrien est le plus complexe. Actuellement, on assiste à une guerre froide entre l’axe Iran-Irak-Hamas et les pétromonarchies du Golfe, qui cherchent à étendre leur influence dans la zone. L’ironie du sort, c’est que la Syrie, qui autrefois instrumentalisait les conflits interreligieux sur le territoire libanais, joue aujourd’hui le rôle du Liban : elle est devenue l’objet de l’affrontement entre les puissances régionales. L’Iran fournit des armes au régime, tandis que l’Arabie saoudite soutient l’opposition syrienne. »


Fabrice Balanche : « Au-delà du contexte régional, il y a clairement une lutte d’influence entre les grandes puissances. Depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, la Russie s’efforce de reprendre pied dans les zones où l’URSS était présente avant l’effondrement du bloc soviétique, que ce soit dans le Caucase, en Asie centrale ou au Moyen-Orient. Surtout, Moscou craint la contagion des révolutions arabes à l’intérieur même de ses frontières. De son côté, la Chine, dont la montée en puissance est plus récente, aspire à jouer un rôle diplomatique de premier plan. Elle veut aussi stabiliser la Syrie, car elle a besoin d’hydrocarbures pour se développer. Ces deux alliés de Damas ont donc intérêt à voir Bachar Al Assad rester au pouvoir, cela explique pourquoi ils bloquent la situation à l’ONU en apposant systématiquement leur veto. »


LA CROIX : Où en sont les chrétiens ?

Antoine Fleyfel : La situation des chrétiens – environ 7 % de la population syrienne – varie selon les villes. Quelques familles chrétiennes de Homs et Hama fuient les combats pour se réfugier dans d’autres régions du pays, mais, pour le moment, il n’y a pas d’exode massif des chrétiens hors de Syrie. Dans la plupart des cas, musulmans et chrétiens subissent le même sort.


Depuis le début des troubles, la grande majorité des chrétiens syriens ménage le pouvoir en place, avec qui ils ont toujours eu de grandes affinités et à cause de leur crainte de voir la révolte aboutir à l’installation d’un régime islamiste. D’ailleurs, l’opposant et militant chrétien des droits de l’homme Michel Kilo, qui comptait parmi les “pères” du printemps arabe, a pris ses distances par rapport à la révolte syrienne à cause de la tournure violente et armée qu’elle a prise. Lui, comme d’autres chrétiens, revendiquait des réformes, mais pas la chute du régime de Bachar Al Assad. La plupart des autorités chrétiennes, catholiques et orthodoxes confondues, ont pour leur part pris position en faveur du régime, d’où la crainte des chrétiens d’être victimes de représailles de la part des opposants. Et puis, les chrétiens syriens n’ont pas oublié ce qui s’est passé pendant la guerre au Liban (1975-1990) et ils ont sous les yeux l’exemple de l’Irak : la crainte est réelle pour eux qu’une intervention internationale puisse contribuer à la montée de l’islamisme. »


Karim Bitar : « Les chrétiens de Syrie sont complètement traumatisés par l’expérience irakienne. Plus de la moitié des chrétiens d’Irak ont dû fuir leur pays sous la menace des persécutions, et 1,2 million d’entre eux ont trouvé refuge en Syrie après la chute de Saddam Hussein. C’est pour cette raison que la communauté chrétienne et notamment les patriarches restent fidèles au régime, mais ce soutien pourrait devenir dangereux si Bachar Al Assad finit par tomber. Il y a quand même quelques chrétiens dans l’opposition. Georges Sabra, l’opposant chrétien qui dirige le Parti du peuple démocratique, pourrait d’ailleurs prendre la suite de Burhan Ghalioun à la tête du Conseil national syrien. Ce serait un signal fort pour encourager les chrétiens de Syrie à se désolidariser du pouvoir. »


Fabrice Balanche : « Les chrétiens de Syrie, en majorité des grecs-orthodoxes et des arméniens, sont très inquiets pour leur avenir. Beaucoup d’entre eux ont été intégrés dans l’administration et même l’armée syriennes, et ont apporté leur soutien au pouvoir en place dès le mois d’avril 2011. Car tant que le régime de Bachar Al Assad résiste, ils sont à l’abri de l’hégémonie des sunnites, majoritaires, qui pourraient imposer un islam radical. Ils redoutent que l’expérience irakienne se répète. Déjà, certains ont fui après avoir été persécutés par les salafistes syriens. Un véritable processus d’élimination des minorités chrétiennes est en marche au Proche-Orient, et il a commencé dès le début du XXe siècle, en Turquie, avec le génocide arménien. »

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