ANALYSES

Le football fait-il encore rêver ?

Presse
11 juin 2012
Pascal Boniface - Le Figaro Magazine
La Coupe du monde catastrophique de l’équipe de France en Afrique du Sud il y a deux ans, l’inquiétant endettement des grands clubs de football européens, le scandale des matchs truqués en Italie: n’est-ce pas un peu difficile de s’enthousiasmer comme autrefois pour le football?

Pascal Boniface – Moi, dès ce week-end et le début de l’Euro, j’aurai 10 ans. J’assume ma régression infantile dès qu’il y a une grande compétition de football. Ça sert à quoi si l’on ne redevient pas gamin quand l’équipe de France joue une grande compétition internationale? Le fait d’assumer cette régression infantile, dont beaucoup de mes amis, voire mes enfants, se moquent, ne m’empêche pas d’avoir un regard lucide. Quand on aime le foot, il faut le voir tel qu’il est, avec ses immenses qualités et ses dérives. Si l’on veut que le foot reste le foot et qu’il continue à faire rêver, il faut que quelques règles soient fixées…


Thierry Roland – … et respectées! Ce qui se passe actuellement en Italie fait beaucoup de mal au football en particulier, et au sport en général. A deux mois des Jeux olympiques, ce n’est pas une bonne publicité pour le sport.


Pascal Boniface – Les faits sont les faits, mais il ne faut pas accabler le football et le sport plus qu’ils ne le méritent. Lorsqu’il y a des élus qui sont corrompus, on ne met pas en cause la démocratie… Si l’on parle davantage de corruption dans le sport aujourd’hui, c’est peut-être aussi parce qu’il y a plus de surveillance et d’enquêtes. Le fait de dénoncer un scandale ne signifie pas qu’il y a plus de scandales qu’auparavant. Je suis le premier à dire qu’il faut être vigilant et que la question des paris, par exemple, est un enjeu énorme: c’est le symbole de la mondialisation, il est beaucoup plus facile de parier de façon déterritorialisée qu’auparavant, il y a beaucoup plus d’argent qui circule sans contrôle, donc plus de facilité pour tricher. Ce qui se passe en Italie va permettre à certains de lancer: «Tous pourris!» Il faut relativiser tout cela. Il y a des pourris, mais tout le football n’est pas pourri.


Le Figaro Magazine – Thierry Roland, en feuilletant votre livre, «Mes plus grands moments de football», on a quand même l’impression que vous préférez le foot tel qu’on le pratiquait il y a trente ans ou quarante ans. Est-ce vous qui avez changé ou le foot?

Thierry Roland – C’est le football qui a changé. Je ne suis sûrement pas le seul à être plus attaché à la grande équipe Platini des années 80 qu’à l’équipe qui a gagné la Coupe du monde en 1998. Avant, il y avait beaucoup plus de convivialité et d’amitié entre un journaliste et un international. Aujourd’hui, on ne peut pas les approcher. Ils sont complètement cloisonnés, entourés d’agents, d’avocats, d’hommes de loi… Il y a vingt-cinq ans, quand j’avais besoin d’un mot de Platini, je décrochais mon téléphone: «Je voudrais te poser trois questions. Est-ce que je peux venir demain avant le match? – Pas de problème, on bouffera ensemble.»


Quand cela a-t-il basculé?

Thierry Roland – Après les victoires en Coupe du monde 1998 et à l’Euro 2000. Les rapports ont changé avec les joueurs, les entraîneurs, les staffs. Pendant quarante ans, je suis allé à un match le samedi soir. Vers 22 heures 20, les mecs se rhabillaient, et on allait casser une petite croûte tous ensemble avec l’équipe locale. Vers une heure et demie du matin, un international me mettait dans sa bagnole et m’amenait à la gare. Aujourd’hui, c’est inconcevable. C’est tout juste si on peut leur parler.


Pascal Boniface – Cette évolution s’est faite par étapes et se poursuit. On dit que les internationaux de 1998 étaient moins accessibles que ceux de 1984, mais ils l’étaient beaucoup plus que ceux d’aujourd’hui! C’est vrai que l’époque que raconte Thierry dans son livre, où il prend l’avion avec l’équipe du Brésil qui vient de gagner la Coupe du monde pour rentrer à Rio en 1962, est révolue. En fait, Thierry, par boutade, on pourrait dire que vous êtes victime du succès du football… auquel vous avez vous-même contribué! Si le football n’attirait pas autant le public, s’il n’était pas aussi médiatisé, il y aurait moins de pression…


Thierry Roland – Oui, il y a trop de football. Si tu es abonné à Canal+ et que tu as le câble, tu as un match tous les soirs. A l’époque du grand Saint-Etienne des années 70, il y avait un match de temps en temps sur le petit écran. C’est pour cela que les matchs des Verts en Coupe d’Europe ont eu tant de succès, ils étaient exceptionnels à la télévision.


Pascal Boniface – Au fond, le football est victime de son succès. C’est l’un des problèmes. Si le football paraît coupé de la société, il va perdre ses racines. Laurent Blanc l’a compris, en voulant ramener les joueurs à une plus grande proximité avec le public. Dans son livre, Thierry raconte très bien combien un gamin peut être malheureux si on ne lui signe pas un autographe.


Les joueurs produisent l’impression d’être majoritairement ultra-individualistes, acculturés, attirés uniquement par l’argent, irrespectueux de leur public…

Pascal Boniface – C’est vrai qu’ils sont très vite ultra-médiatisés et ultra-riches, et que s’il n’y a pas une solide base, ils peuvent exploser. Mais quand on regarde le parcours des uns et des autres, il y a des cas très différents, des choses plus positives. Les joueurs sont souvent des autodidactes, ils n’ont pas eu le temps de suivre des études supérieures, la plupart sont quand même allés jusqu’au bac dans leur centre de formation. Ensuite, ce sont des choix personnels. Ils ont du temps pour eux, le football est quand même moins exigeant que la natation ou le cyclisme. Donc certains lisent, se documentent, s’engagent dans des actions citoyennes. Beaucoup de clubs ont des fondations. On rend visite à des enfants malades, on fait du soutien scolaire, etc. Montpellier a de bonnes actions sur ce plan-là. On peut dénoncer quelques dérives individuelles, mais il faut aussi voir qu’il y a de plus en plus de sportifs professionnels qui s’engagent. Et l’on ne peut pas demander la même chose à un type de 22 ans qu’à un type de 30 ans qui a déjà une carrière derrière lui.


Thierry Roland – C’est aussi aux dirigeants des clubs de veiller à cela. Il serait trop facile de les exonérer de tout. Dans l’affaire de l’Afrique du Sud, il n’y a pas que Domenech et les joueurs, il y a aussi les dirigeants qui sont coupables. Quand tu as la responsabilité d’un groupe pour une Coupe du monde, tu le prépares mentalement à l’importance de représenter son pays.


Pascal Boniface – Il y a beaucoup plus d’argent dans le foot parce que les sponsors et les télévisions paient de plus en plus. Le foot ne fait que redistribuer aux joueurs l’argent qui est perçu. Mais encore une fois, ce n’est pas qu’un problème d’argent. Les Espagnols n’étaient pas moins payés que les Bleus en Afrique du Sud, et ils se sont comportés bien différemment.


Tout de même, l’argent brassé par le football attire dans son sillage des entreprises criminelles, des mafias, des violences. C’est d’ailleurs ce que montre implacablement le Livre blanc que vous cosignez, Pascal Boniface…

Pascal Boniface – Face au crime organisé et à la corruption des paris sportifs, le football doit relever le même défi que le cyclisme face au dopage il y a dix, quinze ans. Ce qui se passe en Italie, c’est une sorte d’affaire Festina. Il y a de plus en plus de facilité à engager des paris, trop de sites de paris sont illégaux et non répertoriés, sur lesquels des sommes importantes circulent. Des parieurs asiatiques se mettent en contact avec des mafias balkaniques pour parier sur des matchs de second rang en Europe du Nord… C’est un défi extrêmement important. Dans les pays atteints par ce genre de pratiques, en Albanie notamment, les gens ont perdu tout intérêt pour le football: on connaît les résultats à l’avance…


On ne peut tout de même pas empêcher les paris!

Pascal Boniface – Les paris sportifs peuvent être positifs s’ils permettent de financer le football et le sport en général. Il faut les réguler, ne pas admettre qu’on puisse parier sur tout et n’importe quoi. Les paris les plus dangereux sont ceux qui n’impactent pas le résultat final, car là, la triche est moins visible: ce sont les paris sur la première touche, le premier coup franc, le premier arrêt du gardien de but… En tout état de cause, il faut une plus grande coopération entre les instances sportives, politiques, judiciaires et policières. Il faut réagir de manière coordonnée. C’est un enjeu majeur pour la survie du football.


Le football français est-il propre sur le terrain?

Pascal Boniface – Il ne faut pas être angélique, mais disons que le football français est sous une assez bonne surveillance. En termes de gestion, on ne risque pas d’avoir des clubs en faillite comme en Espagne ou en Italie. Et pour la surveillance des paris, on a l’Arjel notamment (l’Autorité de régulation des jeux en ligne, ndlr). Mais personne ne peut parier qu’il n’y aura pas de paris truqués en France demain. Pour l’instant, on a eu quelques alertes sur des matchs français, mais l’Arjel fait bien son boulot. A chaque fois qu’il y a des paris douteux, des sommes anormales jouées sur un match, elle diligente une enquête. En France, la régulation existe. Il faut maintenant la mondialiser, créer une autorité mondiale contre les paris truqués. Pour les mafias, les paris sportifs sont moins risqués que le trafic de drogue ou la traite d’êtres humains!


En 2022, la Coupe du monde de football sera organisée au Qatar, qui n’est pas une nation de football et où il fait si chaud l’été qu’on a envisagé de faire disputer les matchs dans des stades réfrigérés ou au mois de décembre! Tout cela est-il bien raisonnable?

Pascal Boniface – D’un point de vue géopolitique, il est bien que le foot aille partout. Or, aucun pays arabo-musulman n’a encore organisé une Coupe du monde. On ne peut pas dire à ces pays que le foot est mondial sauf chez eux. De plus, la Coupe du monde au Qatar est un bon antidote au choc des civilisations. Donc, tant mieux.


Les réformes fiscales de François Hollande à l’encontre des plus riches vont-elles modifier le flux des joueurs en France?

Thierry Roland – Ce qui est sûr c’est que les grands joueurs étrangers ne viendront plus jouer en France!


Pascal Boniface – Sans doute, mais il n’est pas sûr, dans l’autre sens, que tant de grands joueurs français s’en aillent. Financièrement, il y a moins de destinations intéressantes. L’Espagne et l’Italie connaissent une crise économique qui rend leurs clubs moins attractifs, ils réduisent leurs budgets ; et la fiscalité allemande va peut-être augmenter… Avec François Hollande, les joueurs évoluant en France vont payer plus d’impôts, mais cette mesure sera populaire, y compris chez les supporters qui trouvent que les footballeurs sont trop payés.


A l’instar du Paris Saint-Germain, les grands clubs français ne risquent-ils pas de tomber les uns après les autres dans les mains de propriétaires étrangers aux moyens illimités?

Pascal Boniface – Le système de fair-play financier que s’apprête à mettre en place Michel Platini, le président de l’UEFA, va limiter ce «risque». Un riche propriétaire ne pourra plus investir à fonds perdus dans un club sans être pris dans une régulation économique.


Thierry Roland – Oui, enfin, Platini a bien dit aussi que les Ukrainiens étaient des gangsters en laissant les hôtels proposer des chambres à 770 euros pendant l’Euro, et les prix n’ont pas baissé pour autant…


Pascal Boniface – Dans cet Euro, il est sûr que l’Ukraine va payer un lourd prix en termes d’image par rapport à la Pologne. Entre les deux pays, le différentiel sera très fort. Non seulement pour des raisons politiques avec l’affaire Timochenko, mais aussi en termes d’infrastructure et d’hébergement. Les Ukrainiens n’ont pas réfléchi au fait qu’une compétition internationale braquait aussi les projecteurs sur les côtés négatifs d’un régime. Au passage, cela montre les limites de certains intellectuels réduisant le sport à un «opium du peuple». Sans l’Euro en Ukraine, le sort de Ioulia Timochenko serait le même, mais on en parlerait beaucoup moins. Le sport et le foot, en l’occurrence, permettent d’attirer l’attention sur les manquements aux droits de l’homme.


Thierry Roland, en trente ans, le football est passé du statut de sport de mecs, de beaufs et de machos à celui de discipline appréciée par les intellectuels, les femmes, les décideurs économiques et politiques, les stars du show-biz… Avec cette évolution du profil sociologique des spectateurs, mais aussi des téléspectateurs, avez-vous modifié votre manière de commenter les matchs?


Thierry Roland – C’est sûr que je ne commente pas le football comme Canal+ qui, comme chacun sait, a non seulement inventé le football mais aussi la manière de le commenter… Sur Canal, les journalistes arrivent avec des dizaines de trucs, de machins, de questions, d’informations qu’ils croient nécessaire de caser à tout prix pendant la rencontre même si cela n’a rien à voir avec le match. Chiffres, dates, graphiques… Bon, très bien. Moi, je viens avec juste ma mémoire, mon expérience et ma personnalité, parce que j’ai toujours considéré que mon travail consistait à être le relais entre le match et la personne qui le regarde dans son living. Quand je me suis écrié, le 9 octobre 1976 durant le match France-Bulgarie où l’arbitre écossais favorise scandaleusement les Bulgares: «Monsieur Foote, vous êtes un salaud!», tout le monde l’a pensé en même temps que moi. Dans ce cas présent, j’étais le trait d’union entre les Français, ce qu’ils ressentaient, ce qu’ils vivaient devant le petit écran, et la réalité sur le terrain. On a fait toute une histoire de mes propos ce jour-là, mais ce qu’on sait moins, c’est que j’ai eu l’occasion de m’en expliquer des années plus tard avec l’intéressé que j’avais invité au 1 000e match du Variétés Club de France. Ian Foote m’a expliqué qu’il avait arbitré ce match la peur au ventre: au stade Levski de Sofia, il n’y avait qu’une ridicule barrière en bois séparant les premiers rangs des tribunes et la pelouse. Il était terrorisé à l’idée de se faire casser la gueule par les spectateurs. Ce que l’on peut comprendre. Moi, un mec qui a peur de la foule, je le respecte.


Comment voyez-vous se profiler cet Euro 2012 pour la nouvelle équipe de France coachée par Laurent Blanc?

Thierry Roland – Plusieurs petits signes me font dire que la France va faire un bon Euro. La triplette Benzema-Giroud-Ben Arfa va bien fonctionner.


Pascal Boniface – Laurent Blanc agit de façon rationnelle. Au-delà du côté sportif qui, par définition, demeure aléatoire, Blanc a déjà gagné en termes de comportement et d’image reflétés par l’équipe de France. Il a tenu compte de la catastrophe de la Coupe du monde en Afrique du Sud mais sans s’autoflageller outre mesure. Il a une gestion cohérente du groupe. Il dit ce qu’il fait et il fait ce qu’il dit.


L’entraîneur Sinisa Mihajlovic a exclu un joueur de l’équipe nationale serbe pour avoir refusé de chanter l’hymne de son pays. Pensez-vous que cette initiative devrait être généralisée? En France, par exemple…

Pascal Boniface – Pour moi, c’est un faux débat. Chacun se prépare comme il veut. Le vrai problème, c’est l’attitude respectueuse qu’il convient d’avoir vis-à-vis du public.


Thierry Roland – C’est vrai que la France est le seul pays au monde dont les joueurs ne vont même pas saluer les supporters à la fin d’une rencontre. Ils pourraient déjà le faire. Quant à la Marseillaise, au risque de passer pour un vieux con, quand je vois les rugbymen la chanter à pleins poumons alors que les footballeurs font la gueule et ne desserrent pas les dents, pardon, mais cela m’attriste, franchement.

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