ANALYSES

Egypte: stratégie commune pour l’armée et le président?

Presse
10 juillet 2012
Interview de [Karim-Emile Bitar->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=bitar], directeur de recherche à l’IRIS, par Sybille De Larocque

La décision de Mohamed Morsi de contrer l’invalidation du Parlement par l’armée fait l’effet d’une bombe dans les relations entre le Président et le Conseil suprême des forces armées. Mais si toute cette vague n’était en fait qu’un jeu de dupe ? Si ce revirement institutionnel avait été convenu entre l’armée et le Président ? Pour Karim-Emile Bitar, directeur de recherche à l’Iris, cette version des faits peut être envisagée.


Un bras de fer s’amorce entre le nouveau Président égyptien et l’armée. Dans un décret publié dimanche 8 juillet, Mohamed Morsi a invité les parlementaires à revenir siéger à l’Assemblée égyptienne.


Première décision retentissante pour Mohamed Morsi

L’évènement qui avait été considéré comme un « coup d’Etat » ou du moins « coup institutionnel » par l’armée à la veille des élections présidentielles, les 16 et 17 juin dernier vient d’être contré par le nouveau Président en fonction.


Le 15 juin dernier, après un verdict de la Cour suprême constitutionnelle, l’armée décidait d’invalider l’Assemblée nationale, élue quelques mois auparavant. Pour les islamistes, représentés à hauteur de 70% à la chambre basse du Parlement, cette décision avait été considérée comme un véritable désaveu de la révolution.


Aujourd’hui, alors que les pouvoirs du Président, déterminés par la « déclaration constitutionnelle » rédigée par les militaires du Conseil suprême des forces armées (CSFA), sont infimes, la première véritable décision de Mohamed Morsi en tant que chef de l’Etat apparaît comme une déclaration de guerre envers l’armée égyptienne.


Pour Karime-Emile Bitar, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), cette décision pourrait faire l’effet des premières secousses d’un véritable « tremblement de terre ».


Et si l’armée était de mèche avec le Président Morsi ?

En annulant, par décret, la dissolution du Parlement, quelle est, selon vous, la stratégie de du Président égyptien face à l’armée ?

Mohamed Morsi cherche à affirmer son autorité, à montrer qu’il n’est ni l’otage ni le pantin du Conseil supérieur des forces armées. Il estime que, fort de l’onction du suffrage universel, il peut prendre les devants et contraindre l’armée d’accepter son autorité de Président civil. C’est un pari risqué et susceptible d’envenimer les tensions, aussi bien avec l’armée qu’avec certains partis libéraux. Si le Mouvement du 6 avril (mouvement constitué de jeunes sans appartenance politique qui défendent les libertés en Egypte, ndlr) a salué sa décision comme mettant en échec le processus contre-révolutionnaire orchestré par l’armée, d’autres mouvances, comme le parti de gauche Al Tagammou, estiment qu’il aurait dû respecter la décision judiciaire quand bien même celle-ci lui semblait injuste.


Dans la mesure où il n’y a pas encore de Constitution, mais une simple « déclaration constitutionnelle » produite par l’armée, quels sont, aujourd’hui, les réels pouvoirs du Président ?

Nous sommes dans une situation véritablement inédite. Ses pouvoirs tels que définis par la déclaration proclamée par l’armée sont très minces. Mais son véritable pouvoir dépendra des rapports de force qui s’installeront entre l’armée et les Frères musulmans. Les militaires craignent une reprise du processus révolutionnaire s’ils se montrent trop rigides et apparaissent vouloir s’accrocher au pouvoir. Ces derniers pourraient donc être amenés à faire des concessions, tant que leurs lignes rouges, c’est-à-dire leurs intérêts économiques et certains aspects de la politique extérieure du pays, sont respectés.


Un bras de fer qui durera tant que les libéraux ne seront pas représentés

Doit-on s’attendre à un conflit de longue durée entre Mohamed Morsi et armée ? Ce décret est-il d’ailleurs une sorte de « déclaration de guerre » entre les Frères musulman et leur ennemi historique ?

Ce décret vient en effet brouiller les cartes et certains le qualifient déjà de « tremblement de terre ». De deux choses l’une : soit, comme certains le pensent, tout cela n’est qu’un petit jeu entre l’armée et les Frères musulmans, qui ont en fait déjà défini les cadres de leur accord et trouvé un compromis. Cette version implique que l’armée ait été préalablement avertie de l’initiative de Mohamed Morsi.


Soit au contraire, le Président a choisi de défier l’armée et cela signifierait que l’on est toujours au cœur du bras de fer et qu’une nouvelle manche de ce combat est actuellement en train de se jouer sous nos yeux. Un combat qui perdure depuis plusieurs décennies entre les autorités militaires et les Frères musulmans. Chacune des deux parties cherche à protéger ses acquis et à éviter que l’autre ne prenne la haute main. En fin de compte, les deux continueront à jouer un rôle déterminant et à se partager les fonctions, et ce tant que les libéraux ne seront pas suffisamment organisés pour briser ce vieux couple et offrir à l’Egypte une troisième voie.

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