ANALYSES

Un monde arabe en turbulences

Presse
31 décembre 2012
Didier Billion - L’ENA hors les murs

Au-delà des métaphores saisonnières, la réalité des faits résiste aux simplifications éventuellement plaisantes, mais peu convaincantes. L’enchevêtrement des événements est certes difficile à décrypter et aucun des processus sociaux et politiques en cours n’est linéaire. Si le mur de la peur est véritablement tombé au Moyen-Orient et si rien n’est désormais comme avant, il serait bien illusoire de penser que les formidables défis à relever puissent l’être rapidement. Nous sommes dans un moment de turbulences qui durera plusieurs années, une décennie peut-être.


Dans le cadre de ce bref exercice de mise en perspective, quatre observations peuvent être formulées quant aux paramètres qui nous semblent structurer le nouveau paysage politique arabe en tram d’émerger.


La première observation réside dans la confirmation de l’enracinement des Etats nations dans la région. Les États du Moyen-Orient ont, à tort, souvent été considérés comme des constructions artificielles issues des processus de colonisation-décolonisation. A contrario, les processus politiques de ces derniers mois confirment qu’au-delà des points communs qui existent dans les causes des soulèvements populaires, chaque construction nationale a réagi en fonction de sa propre histoire, de rapports de force spécifiques, de configurations ethniques, tribales ou confessionnelles particulières. Le panarabisme, incarné en son temps par le charismatique Gamal Abdel Nasser, est désormais dépassé. Cela signifie en d’autres termes qu’au-delà d’une aspiration générale à la mise en œuvre de processus de démocratisation, aucune des expériences nationales actuellement en cours n’est réductible à une autre.


La deuxième observation concerne l’islam politique. Nous avions constaté que ce dernier n’avait nulle part joué un rôle déterminant dans la première phase des processus de contestation. Les militants qui se revendiquaient de cette mouvance, souvent réprimés par les pouvoirs autocratiques en place, s’étaient, dans le meilleur des cas, rattachés à des mouvements dont ils n’étaient pas à l’initiative et qu’ils ne contrôlaient pas. La situation semble s’être considérablement modifiée depuis lors, notamment avec les victoires électorales sans appel des islamistes en Tunisie et en Égypte. Toutefois, il ne faut pas céder à une erreur de perspective qui ne rendrait pas compte de la complexité des situations. Outre que les courants se réclamant de l’islam politique sont très divers et que des lignes de fracture se cristallisent en leur sein – salafistes versus Frères musulmans par exemple -, les projets politiques portés par ces partis, encore mal définis, ne sont pas réductibles à ceux de leurs prédécesseurs au cours des décennies quatre-vingt ou quatre-vingt-dix. C’est en ce sens qu’il y a un échec de l’islam politique tel que défini à l’époque comme projet globalisant. Il est cependant aujourd’hui difficile d’apprécier les évolutions de ces mouvements : accepteront- ils le jeu des pratiques démocratiques ou céderont-ils aux tentations autoritaires, voire obscurantistes ? La réponse n’est pas donnée, mais il est impératif de se départir de ses lunettes occidentales pour tenter de saisir les dynamiques en cours.


Cette conviction ne signifie pas qu’il faille céder aux sirènes du relativisme, et le devoir de vigilance démocratique s’impose. Ainsi, certaines des décisions prises par les nouveaux dirigeants se revendiquant de la mouvance islamique sont des plaques sensibles de l’appréciation des processus en cours. La situation des femmes et des minorités est de celles-ci.


La troisième observation concerne révolution des rapports de force régionaux qui se dessine. Ce type de processus est évidemment toujours très lent, sauf dans le cas de réelles révolutions, mais il est néanmoins possible de discerner des tendances qui expliquent les divisions au sein de la Ligue des Etats arabes. Par une ruse de l’Histoire, des États comme l’Arabie saoudite et le Qatar tentent de se faire passer pour des parangons de vertus démocratiques et ont affirmé leur rôle à l’occasion des crises bahreïnies yéménite, libyenne ou syrienne. C’est au nom de la nécessaire mise à bas de régimes tyranniques que les deux monarchies pétrolières ont multiplié les initiatives politico-diplomatiques, voire militaires.


On peut toutefois concevoir que ce n’est pas la conversion au combat démocratique qui inspire les prises de position de Doha ou de Riyad. Profitant de la baisse d’influence du Caire et de Damas, il s’agit surtout pour ces monarchies pétrolières de s’affirmer comme des éléments structurants de l’ordre régional. Cela s’accompagne dans le même temps d’un appui financier, que l’on suppose important, aux partis qui se réclament de l’islam politique. Cette montée en puissance ne doit pas occulter le fait que des Etats comme l’Algérie, le Yémen ou l’Irak marquent leurs désaccords dans un jeu de concurrence assumé.


Dans ce mouvement de recomposition régionale, l’Iran génère aussi de forts clivages qui, contrairement à ce qui est fréquemment énoncé, ne sont pas réductibles à leur dimension religieuse. En ce sens, une des grilles de lecture couramment utilisée au cours des derniers mois privilégiant l’affrontement entre mondes chiite et sunnite n’est pas satisfaisante. La survalorisation du facteur religieux fait en effet bon compte de la primauté du facteur national et de la défense, parfois intransigeante, des intérêts nationaux qui restent de notre point de vue un élément structurant des rapports de force régionaux.


La Turquie enfin, bien que s’affirmant comme puissance régionale incontournable, n’en est pas moins à la peine, singulièrement dans le dossier syrien, ce qui montre aussi ses contradictions.


La quatrième observation enfin, concerne les réactions de ladite communauté internationale. Une fois de plus, cette dernière montre les limites de sa capacité à agir et sa relative impuissance. Le non-respect de la résolution 1973 du Conseil de sécurité sur la Libye a laissé des traces et induit ressentiment et amertume au sein de nombreux États. C’est bien sûr le cas de la Russie et de la Chine, mais aussi chez de nombreux pays émergents qui voient toujours avec méfiance les velléités interventionnistes des puissances occidentales. D’autant que la seule comparaison des crises bahreïnie, yéménite, libyenne ou syrienne confirme malheureusement le deux poids-deux mesures qui semble continuer à prévaloir dans la gestion chaotique du cours des relations internationales.


Au-delà de ces quelques remarques, qui indiquent les formidables défis que doivent affronter le Moyen-Orient et le Maghreb, il n’y a pas de raisons structurelles de douter de l’avenir de la région. Les profonds mouvements qui se déroulent sous nos yeux possèdent un immense potentiel positif et les sociétés continueront à s’affirmer malgré les difficultés que doivent affronter la mise en œuvre des processus de démocratisation.

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