ANALYSES

Egypte : l’économie de marché va-t-elle avoir la peau de l’islam politique ?

Presse
31 janvier 2013
Didier Billion - Atlantico
Alors que l’impopularité du gouvernement égyptien va croissante, le Président Morsi s’apprête à mener plusieurs réformes douloureuse visant à libéraliser l’économie égyptienne. Peut-on dire que l’islam politique est en train de devenir pragmatique face à l’exercice du pouvoir ?

Incontestablement. Je pense que les expériences de ce que l’on appelle l’islam politique, en Egypte en Tunisie mais aussi d’une certaine manière au Maroc, vont démontrer dans les mois et les années à venir que les formations qui s’en réclament auront une pratique du pouvoir adaptée à leurs nouvelles responsabilités. Tant qu’ils étaient dans l’opposition les partis islamistes pouvaient se contenter de slogans très théoriques (« l’Islam est la solution » par exemple) mais l’histoire a déjà démontré que la gestion d’un pays appelle des mesures qui sortent du logiciel idéologique de ses dirigeants. L’Egypte traverse comme ailleurs une profonde crise économique et le gouvernement actuel doit non seulement se montrer pragmatique, mais aussi extrêmement souple dans l’application des mesures, forcément austéritaires, qui seront bientôt prises, ce qui suggère une certaine technicité dépassant les discours incantatoires. Face à la complexité de la situation on peut donc dire que le pragmatisme sera le maître mot de l’islam politique, ce qui semble être déjà visible en Egypte.


Cela peut s’expliquer par le fait que les réseaux de charité et de solidarité sont traditionellement le fait de la société civile dans le monde musulman ce qui fait que la logique d’Etat-Providence n’y a jamais vraiment pris pied.


Quelle est la position des Frères musulmans face aux mesures libérales qui s’annoncent ?

Les Frères Musulmans dans leur ensemble se montrent depuis une dizaine d’années plutôt favorables aux principes libéraux, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Leur principal combat a été jusque là de dénoncer la corruption et le système de captation des ressources qu’avaient mis en place plusieurs autocraties du Moyen-Orient mais pas de s’attaquer à l’économie de marché en tant que telle. Le scénario d’un gouvernement Morsi se posant en bon gestionnaire du capitalisme est ici loin d’être absurde, son parti n’ayant rien de révolutionnaires cherchant à renverser les fondements du système économique actuel. Il n’y a donc pas de réelle probabilité de guerres internes au sein du parti actuellement au pouvoir.


Existe-t-il un risque de crispations avec les « alliés » salafistes et les autres représentants du monde religieux ?

Pour ce qui est des concurrents directs de l’islam politique, à savoir la minorité salafiste, tous les angles d’attaque seront bon à prendre. On peut parier qu’a l’horizon des prochaines élections législatives le parti salafiste Al-Nour ne manquera pas de reprocher au gouvernement Morsi de mener une politique d’austérité qui sera payée par « le bon peuple ». Il est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’en Egypte les salafistes d’aujourd’hui sont à la place qu’occupaient hier les Frères Musulmans : ils peuvent se permettrent toutes sortes d’incantations mais n’ont pas de véritable contre idéologie qui leur permettrait de proposer un modèle alternatif.


Les différents imams du pays devraient aussi s’opposer aux mesures économiques qui s’annoncent en dénonçant, comme ils le font déjà dans leurs sermons, les injustices sociales que la future politique d’austérité va renforcer au moins pour un temps mais cela ne devrait pas en faire pour autant des adversaires organisés du pouvoir. Il ne faut pas oublier que la religion sunnite, prédominante en Egypte, ne possède pas de hiérarchie cléricale structurée comme cela pourrait être le cas dans l’Iran chiite et que cela rend l’éventualité d’une coalition religieuse plutôt faible.


Il est vrai néanmoins que la politique économique qui s’annonce, imposée par le FMI, va générer des tensions sociales que toutes les oppositions vont tenter de récupérer, et dans le cas des salafistes on peut tout à fait imaginer le gouvernement se voir accusé d’être à la solde de Washington. A terme cependant l’éventuel retour de la croissance devrait réconcilier très rapidement les différents acteurs poltiques et sociaux avec l’économie de marché.


A terme cette libéralisation économique pourra-t-elle déboucher sur un libéralisme social ?

Il n’y a pas, à court ou à moyen terme, de lien mécanique entre libéralisation économique et libéralisation des moeurs. Il est vrai qu’au bout d’un certain temps on peut voir les classes moyennes gagner en poids et l’on sait que ces dernières ont tendance à défendre une individualisation démocratique individuelle et collective mais je ne parlerai pas là d’une corrélation immédiate.


On peut s’en rendre compte d’ailleurs en faisant un parallèle avec la Turquie de Recep Tayip Erdogan, issu du parti AKP (libéraux conservateurs d’origine islamique NDLR). Le pays a enchaîné ces dernières années les bons résultats économiques et vu sa classe moyenne s’élargir. La société turque connaît malgré tout depuis trois ans désormais un certain raidissement conservateur avec notamment des atteintes aux libertés de la presse, ce qui tend à prouver que le monde musulman n’est pas prêt à faire évoluer sa société vers le libéralisme comme il peut être tenté de le faire avec son économie.

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