ANALYSES

Irak, dix ans après : les idées fausses finissent souvent dans le sang

Presse
20 mars 2013

Dix années se sont écoulées depuis le déclenchement de l’invasion anglo-américaine de l’Irak. Outre la violation manifeste du droit international par la première puissance mondiale, cette guerre a revêtu une dimension symbolique et idéologique particulièrement prégnante ; elle ne saurait être expliquée par les seuls préceptes de la realpolitik. Résultante directe de représentations culturelles biaisées, cette expédition est venue nourrir les fantasmes et attiser les flammes du «choc des civilisations.»


Pour mémoire, l’invasion fut préparée par une campagne de propagande tous azimuts et par une série de mensonges éhontés : existence d’armes de destruction massive, relations entre Saddam Hussein et Al-Qaeda, uranium yellowcake acheté par Saddam au Niger, menace imminente contre les Etats-Unis… Pis, certains tentèrent de la justifier par des constructions intellectuelles fallacieuses et fondées sur une contradiction ontologique : la démocratie par la force, la démocratie par l’ingérence. En ce sens, la force d’attraction des gisements pétroliers irakiens ne saurait masquer la nature foncièrement idéologique de cette guerre. Le recours à la force brute traduisait l’emprise des néoconservateurs sur l’administration Bush-Cheney et l’adhésion de Tony Blair à leurs préceptes. Dans un contexte post-11 Septembre propice au réflexe vengeur et à la rhétorique manichéenne du «bien contre le mal» le président américain comme le Premier ministre britannique se sont laissés entraîner par une poignée d’idéologues dans une aventure on ne peut plus hasardeuse. Aussi simpliste que dangereuse, leur vision du monde reposait sur la Machtpolitik, la violence et la coercition. Cette politique de puissance se paraît des atours de l’interventionnisme humanitaire et prétendait vouloir exporter la démocratie, comme s’il s’agissait d’un vulgaire produit de consommation courante…


Dix ans après, le nom de l’opération – «Liberté pour l’Irak» – sonne toujours aussi faux. La célébration légitime de la chute d’un tyran comme Saddam Hussein ne saurait faire oublier un bilan désastreux. Les chiffres en donnent une idée : selon les études épidémiologiques menées par des revues médicales et instituts divers, la guerre aurait coûté la vie à au moins 250 000 civils irakiens, peut-être plus de 1 220 000 selon Opinion Research Business (ORB) en 2007. Sans parler des millions de réfugiés, et notamment le départ de plus des 3/5e des chrétiens irakiens présents depuis deux mille ans. Derrière ces chiffres, il y a des vies brisées, anéanties. La guerre n’est pas une abstraction, sauf peut-être pour les stratèges en chambre imprégnés de visions orientalistes dans lesquelles les Arabes ne sont que des ombres muettes que l’Occident se doit d’arracher par la force à leur torpeur et à leur léthargie. Comme ces théories apparaissent risibles, aujourd’hui que les révolutions arabes sont venues balayer les visions essentialistes et culturalistes, et infirmer les fumeuses théories sur «l’exception arabe» !


Le retrait des troupes américaines fin 2011 a laissé un Etat fragilisé et une société meurtrie, toujours en proie à l’insécurité. Une société dont la double fracture ethnique et confessionnelle a contaminé le système politique et institutionnel, exacerbant les tensions entre sunnites et chiites et entre Arabes et Kurdes. Le risque d’éclatement et de balkanisation est renforcé par la donne pétrolière. Avec ses 143 milliards de barils de réserve de pétrole, l’Irak est un Etat potentiellement puissant et prospère mais dont l’unité relève plus de la fiction que de la réalité. Le pays est confronté à l’insoluble répartition du pouvoir politique et financier entre ses différentes composantes, l’appareil d’Etat est à peine viable, le pouvoir guetté par la tentation autoritaire et gangrené par la corruption.


Ruse de l’histoire, cette guerre justifiée par la «guerre globale contre le terrorisme» a fait naître un nouveau foyer du terrorisme international. Al-Qaeda s’est implanté sur un territoire où elle était absente. De plus, le nouvel ordre politique irakien a fait resurgir la fitna («la discorde» en arabe, ndlr) entre sunnites et chiites et renforcé la montée en puissance et les ambitions régionales de l’Iran.


Si l’expérience a tourné court, le débat public et politique, qui a accompagné la crise puis la guerre, fut marqué par une véritable faillite morale d’une partie des élites américaines et européennes. L’alignement de la presse américaine sur le discours et l’argumentaire belliqueux de la Maison Blanche a terni le mythe du contre-pouvoir journalistique. Une faillite morale qui s’est traduite par une régression des libertés publiques des citoyens américains, un questionnement existentiel à travers les images d’humiliation d’Abou Ghraib et la banalisation d’une torture institutionnalisée. Au terme de cette séquence, la parole occidentale sur la démocratie et le respect des droits de l’homme est plus affaiblie que jamais. En dépit de ce bilan accablant, le mea culpa ne semble pas à l’ordre du jour de la plupart des clercs va-t-en-guerre qui ont servi d’attachés de presse à cette équipée. Comme l’écrivait Albert Camus : «Toute idée fausse finit dans le sang, mais il s’agit toujours du sang des autres. C’est ce qui explique que certains de nos philosophes se sentent à l’aise pour dire n’importe quoi.»

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