ANALYSES

Pascal Boniface : « Le Qatar existe avec le football »

Presse
5 mai 2013
La mappemonde est son jardin et il y creuse volontiers son sillon. Pascal Boniface, directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) assure "prendre le monde tel qu’il est". Ce chercheur souvent au coeur de polémiques qui aligne les ouvrages, comme Zlatan Ibrahimovic plante les buts, réfléchit tout aussi bien à la relance du dialogue méditerranéen qu’à la mondialisation vue à travers le football. Il prône le dialogue raisonné là où d’autres souhaitent le boycott. Il met en garde sur les dangers de penser le monde et son évolution avec notre prisme européen, occidental. Pour lui, le Printemps arabe ne sera pas suivi d’un "Hiver islamiste". Il assure que si l’Europe a un vrai coup de mou, elle est encore, une référence pour les autres peuples de la planète. Il publie un livre d’entretiens, "Les intellectuels intègres". Et ça secoue.

Pourquoi, selon vous, l’Union pour la Méditerranée et son dialogue méditerranéen en général sont-ils en panne ?

Pascal Boniface : L’Union pour la Méditerranée est un bébé mal né qui a voulu passer outre, mettre de côté, le règlement du conflit israélo-palestinien. Il m’apparaît très difficile de lancer des projets concrets, économiques, écologiques, culturels, si on ne s’attache pas à faire la paix. Le premier sommet de l’Union pour la Méditerranée, qui a d’ailleurs rassemblé des dirigeants qui pour certains ont été renversés comme Ben Ali et Moubarak, a mis en évidence un très grand besoin de coopération et aussi cette prise en otage du processus.

Il faut se souvenir que la construction européenne s’est faite à partir du moment où nous avons su faire durablement la paix sur notre vieux continent. Pour moi, le dialogue méditerranéen est une absolue nécessité mais pour le relancer, il faut revenir à des objectifs plus réalistes, sur la base du "Dialogue 5 + 5" (le plus ancien cadre de rencontre entre pays du bassin Méditerranée instauré en 1990 à Rome à l’issue d’une réunion des ministres des Affaires étrangère, avec l’objectif d’engager un processus de coopération régionale en Méditerranée occidentale entre les dix pays suivants entre l’Italie, la France, l’Espagne, le Portugal ainsi que Malte pour la rive Nord, et les cinq pays de l’Union du Maghreb arabe, Algérie, Libye, Maroc, Mauritanie, Tunisie, pour la rive sud, ndlr).

Mais même dans ce cadre, la montée de l’islamisme rend-elle possible des échanges constructifs ?

Il faut se garder de dicter, avec notre vision européenne, les bons choix à faire aux peuples de la rive sud de la Méditerranée. D’autant plus que nous avons longtemps soutenu les autocrates prétendument modérés à la tête de la Tunisie et de l’Égypte comme un rempart contre l’islamisme. Défions-nous des analyses trop rapides et des caricatures. La révolution ou plutôt les révolutions car chaque pays arabe a son modèle national ne se sont pas faites en vingt-quatre heures. Souvenons-nous combien de temps nous avons mis, dans nos pays européens pour bâtir des institutions démocratiques stables. Pour moi, après le printemps arabe, il ne va pas y avoir d’hiver islamiste. La société civile qui est apparue au grand jour, qui a été un acteur majeur des mouvements de rue ne veut pas revenir en arrière et se soumettre.

N’est-ce pas une vision naïve ou du moins très optimiste ?

C’est une approche réaliste et pratique. Nous devons prendre le monde tel qu’il est et pas tel que nous rêvons qu’il soit. Nous ne prêchons pas la bonne parole comme si on s’adressait à des peuples mineurs. L’erreur serait de refuser tout contact. Comme l’a fait l’Occident en 2006 en boycottant le Hamas qui avait remporté les élections législatives palestiniennes. Entendons-nous, il ne s’agit pas de s’engager dans un dialogue naïf, de jouer les "idiots utiles", comme mes adversaires m’en font souvent le reproche. Il convient de ne pas se sous-estimer les uns les autres et surtout de ne pas forcément penser que vous allez être berné. De plus, aujourd’hui, on met dans le même sac, comme un mouvement commun, des partis et mouvements islamistes qui n’ont rien à voir entre eux, qu’il s’agisse du parti Ennahdha en Tunisie, des Frères musulmans en Égypte, de l’AKP en Turquie ou du mouvement salafiste.

Cette crainte des pays du sud de la Méditerranée, n’est-elle pas nourrie aussi de nos propres doutes, d’une certaine faillite européenne ?

On ne peut pas nier que les Français, les Italiens, les Espagnols, les Grecs sont aujourd’hui fatigués de l’Europe et, dans la tourmente de la crise, du chômage, de l’avenir incertain, se sentent menacés. Mais surtout, ne cédons pas au catastrophisme. Tout d’abord, il n’y a pas un bloc du sud de l’Europe à la dérive face à un bloc au sud de la Méditerranée en pleine ébullition qui le menace. Comme je vous l’expliquais, les pays arabes de cette région n’ont pas un destin commun. Le nationalisme y est toujours une donnée fondamentale. Et d’autre part, même si nous doutons de l’Europe, si elle est moins performante qu’avant, elle reste un modèle envié par nombre de peuples d’autres pays sur la planète.

Cette Europe reste un rêve pour eux mais elle a aujourd’hui un réveil douloureux…

Après cinq siècles de prospérité, nous ne sommes pas brutalement devenus pauvres. Simplement, il faut apprendre à perdre notre arrogance. Nous n’avons plus le monopole de la puissance. L’Europe ne règne plus économiquement sur le monde comme les deux anciens blocs monolithiques de l’Ouest et de l’Est n’imposent plus leurs vues et leurs modèles. Désormais la puissance est partagée avec des États comme les pays du Golfe, la Chine, l’Inde, le Brésil… Encore une fois, il faut voir le monde tel qu’il est aujourd’hui, accepter la nouvelle donne et ne pas vouloir imposer notre mode de pensée et nos certitudes. Et ce n’est pas parce que des pays se sont développés, qu’ils connaissent la croissance que nous sommes devenus impuissants. L’Europe peut trouver dans ce nouveau monde, dans ces pays qui connaissent une incroyable croissance urbaine, dont la population découvre de nouveaux besoins des marchés à conquérir.

Parmi les pays qui apparaissent sur le devant de la scène, le Qatar est-il ce diable que l’on présente ou un vrai partenaire ?

Tout d’abord il faut arrêter avec la prétendue stratégie de conquête du Qatar dans les banlieues. C’est du pur fantasme. Les Américains, après y avoir envoyé des missions d’étude, s’y sont investis sans que l’on dénonce pour autant de leur part un quelconque impérialisme. Que je sache, le Qatar n’attaque pas notre système politique et respecte ses règles. Au-delà de ses investissements en France, le Qatar est aussi un partenaire commercial, un marché pour nos Airbus, les satellites que lance Ariane… Mais c’est aussi un pays faiblement peuplé, situé dans une zone géographique troublée, confronté aux appétits de l’Iran et de l’Arabie Saoudite, qui a un absolu besoin d’exister sur la scène internationale.

Pourquoi choisit-il le football pour affirmer son existence, avec l’organisation de la Coupe du Monde 2022 et surtout la prise de contrôle du Paris-Saint-Germain ?

 

Il faut se souvenir que le Qatar est présent en France et investit des milliards depuis des années dans l’immobilier, dans le secteur industriel et bancaire. Mais jusque-là, personne ou presque ne s’en rendait compte. Et pour quelque 300 millions investis à partir de 2011 au PSG, tout le monde a découvert les Qataris. Désormais, pour tout un chacun, le Qatar existe sur la scène médiatique avec ce club et avec le football. Et c’est une stratégie de long terme : il franchira encore une étape avec le Mondial 2022.

Pour vous, le football est l’emblème même de la mondialisation mais cela a tout de même des limites. Les clubs ne gardent-ils pas leur identité locale ?

Regardez tout de même le marché mondial des joueurs, Beckham, Ibrahimovic. Rappelez-vous que l’opposition entre le PSG et Barcelone mettait en scène un club propriété qatarie et un autre sponsorisé à hauteur de 33 millions par saison par la Qatari Fondation. On pourrait aussi parler de l’origine géographique des joueurs venus à l’Olympique de Marseille. Cela vaut aussi pour le rugby. Penchons-nous un instant sur l’effectif d’un club comme le Racing Club Toulonnais avec des sportifs venus du Vanuatu, des îles Samoa, de Nouvelle-Zélande, d’Angleterre, d’Afrique du Sud, de Géorgie… Le rugby se footballise ! Mais oui, le club comme emblème d’une ville, porteur de son identité, reste une réalité, à l’image du Barça pour Barcelone, de l’OM pour Marseille.

Vous êtes président de la Fondation du football, une instance qui promeut une "vision citoyenne" de ce sport populaire. Pourquoi vous opposez-vous à la taxation à 75 % pour les clubs qui versent des salaires supérieurs à un million d’euros ?

Avec une telle mesure, on va mettre en très grande difficulté les clubs français. Car on ne peut pas ainsi changer les règles fiscales au milieu de la partie en appliquant cette nouvelle taxation aux contrats en cours et en alourdissant les charges pour les clubs. Cela peut à mon sens être appliqué uniquement pour les nouveaux contrats, dans l’avenir.
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