ANALYSES

Révolte en Turquie : « Un avertissement au régime, pas un printemps turc »

Presse
3 juin 2013

Né, spontanément, de la contestation d’un projet de réaménagement urbain du parc Gezi, à Istanbul, le mouvement s’est rapidement transformé en une fronde contre le pouvoir en place. Peut-il gagner en intensité et entrainer, à terme, une chute du régime? La place Taksim va-t-elle devenir l’équivalent turc de la place Tahrir, au Caire? Décryptage avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS et spécialiste de la Turquie.


Le mouvement de contestation en Turquie est parti de l’opposition à un projet d’urbanisation en plein cœur d’Istanbul. Une colère générale couvait-elle au sein de la population?



C’est le moins que l’on puisse dire. Depuis au moins deux ans, c’est-à-dire depuis les dernières élections législatives, il y a une forte polarisation sociale et politique en Turquie, due au fait que le gouvernement utilise des méthodes de plus en plus autoritaires. Des méthodes liées à la personnalité propre du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, qui devient quelqu’un de très arrogant et méprisant vis-à-vis de ses administrés.

Les manifestants dénoncent des réformes liberticides…

Une série de mesures, de déclarations ont effectivement été considérées par une partie des Turcs comme insupportables parce que liberticides et autoritaires.

Ces dernières semaines, il y a notamment eu des débats sur une loi interdisant la vente d’alcool dans les épiceries à partir de 22 heures. A cela s’ajoutent des déclarations d’Erdogan sur une possible restriction du droit à l’avortement et sur le modèle familial idéal, mais aussi une gestion du dossier syrien qui est loin de faire l’unanimité. Tout cela s’est accumulé sans se manifester directement.

Le projet d’urbanisation du parc Gezi est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres et c’est le ras-le-bol d’une partie de la population qui s’est exprimé.


Y a-t-il une islamisation de la société, comme le déplorent certains manifestants?



Pour l’heure, il n’y a pas, en Turquie, de loi attentatoire à la laïcité en tant que telle. Evidemment, cette loi sur l’alcool a beaucoup cristallisé le débat et les plus militants des laïcs considèrent que c’est une preuve d’islamisation.

C’est surtout révélateur d’une tendance du gouvernement à vouloir empiéter sur un certain nombre de libertés. Mais il serait faux de dire qu’il y a un processus d’islamisation de la société turque depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir. Et dans la future Constitution, encore à l’état de projet, il n’y a pas de marque d’islamisation.

La présidentialisation du régime, qui est une évidence, est bien plus inquiétante.


Qui sont les manifestants?



Ce sont surtout des jeunes. A l’origine, il s’agissait de membres d’associations environnementalistes qui luttent contre la destruction du parc de Gezi. Mais ces événements se déroulent dans un quartier traditionnellement fréquenté par les étudiants, la jeunesse stambouliote et les intellectuels de gauche. Ces derniers se sont joints aux manifestations, leur donnant ainsi une véritable ampleur.


Dans plusieurs quartiers d’Istanbul, on a aussi assisté à des concerts de casseroles: les gens se sont mis à la fenêtre et ont tapé sur des casseroles, en signe de solidarité avec les manifestants.


Peut-on parler d’un "printemps turc", sur le modèle des "printemps arabes"?



Non, non et non. La comparaison avec les pays arabes n’est pas appropriée car nous sommes face à un Etat démocratique, même s’il n’est pas parfait, même s’il y a des dérapages liberticides.

Il n’empêche qu’il y a, en Turquie, des élections régulières, que le parti d’Erdogan, l’AKP, a été élu avec 50 % des suffrages exprimés, qu’il y a un Etat de droit et une justice qui fonctionnent. Ce n’est donc pas comparable avec les régimes tyranniques dictatoriaux qui existaient dans le monde arabe. En ce sens, le régime turc reçoit un avertissement sérieux de la part de la population mais n’est pas menacé. Il n’y aura pas de démission du gouvernement, ni du Premier ministre.

Une partie de la population est mécontente, ce qui est tout à fait normal dans une démocratie. Mais les bases sociales de l’AKP et son électorat sont très importants.