ANALYSES

Turquie : «Un très sérieux avertissement au pouvoir»

Presse
12 juin 2013
 Didier Billion est directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient. Au lendemain d’affrontements entre la police et les protestataires de la place Taksim, il revient pour ParisMatch.com sur ces manifestations.
 

Depuis 13 jours, plusieurs milliers de manifestants sont mobilisés place Taksim. La transformation de ce mouvement contre un projet immobilier en opposition au gouvernement était-elle prévisible?

 

L’enchaînement des événements tel qu’on peut le constater depuis presque deux semaines a un peu surpris tout le monde. Il y avait quelques signes avant-coureurs ces derniers mois, des réactions à telle ou telle mesure prise par le gouvernement, mais elles restaient soit très localisées, soit ne réussissaient tout simplement pas à prendre. C’est toujours ce qu’il se passe dans ce type de situation: nous n’arrivons pas à déterminer le moment où l’étincelle met le feu.

 

Principalement, dans les jours qui ont précédé le début des manifestations, il y avait une loi qui a été votée par le parlement extrêmement rapidement à propos de l’interdiction de la publicité sur l’alcool et l’interdiction de vente d’alcool dans les épiceries de 22 heures à 6 heures du matin. En tant que telle, cette mesure n’a rien de scandaleux. Mais quand cette loi a été votée, il y a eu plusieurs déclarations du Premier ministre Erdogan, qui exprimait son refus de voir la consommation d’alcool sur la voie publique. C’était un indicateur de la part de ceux qui ne sont pas alcooliques mais veulent simplement boire une bière entre amis dehors. C’est là qu’il y avait un danger, une volonté de s’ingérer dans la vie privée des gens, qui est devenue insupportable pour une partie de la population. Un autre projet du gouvernement: la volonté de restreindre le droit à l’avortement en avançant la date limite, qui faisait écho à des déclarations d’Erdogan sur une Turquie forte, qui souhaitait que chaque femme ait trois enfants etc. Cela relève de problèmes de société, mais ça a été perçu comme des ingérences insupportables par, j’insiste, une partie de la population.

Il y a bien sûr ce que certains présentent en Turquie comme une islamisation de la société. Pour ma part, j’insiste plutôt sur l’aspect autoritaire, voire liberticide des mesures prises par le gouvernement que sur l’islamisation de la société. J’en entends parler depuis une dizaine d’années, mais la société turque ne s’est pas islamisée et les événements de ces dix derniers jours le prouvent entièrement. Il y a dans ce pays une société civile qui résiste à toute forme d’ingérence dans la vie privée. Il y a une atmosphère générale qui indiquait une forte polarisation politique.

 

Pour revenir à la question des projets immobiliers, la volonté de construire un centre commercial à la place du parc Gezi en fait partie montre un libéralisme échevelé sans aucune limite, particulièrement visible à Istanbul avec la multiplication d’immeubles de standing, de bureau, qui sont l’expression du poids économique de la Turquie. L’économie turque fonctionne bien, relativement à beaucoup de pays de la région, mais il y a une frénésie libérale qui est en train de remodeler l’espace public à Istanbul au mépris des aspects patrimoniaux –et Istanbul est une vie d’histoire longue et riche. Beaucoup d’associations s’étaient mobilisées ces derniers mois et se sont retrouvées en première ligne à Taksim et devant le petit parc de Gezi, pour le défendre.

De mon avis, le gouvernement a fait plusieurs erreurs tactiquement, notamment dès le départ avec la brutalité de la répression policière qui n’a fait que radicaliser et étendre le mouvement.

 

Quelles sont les solutions pour le gouvernement? On a évoqué des élections anticipées…

 

J’y crois assez peu, bien que nous n’ayons pas d’élément tangible. Les prochaines élections municipales sont théoriquement prévues pour le mois de mars prochain. Erdogan, dans les meetings qu’il a tenus le weekend dernier, a évoqué le fait qu’il commençait la campagne électorale en insistant lourdement sur l’air de: «Vous allez voir ce que vous allez voir, nous allons remporter les prochaines élections, la victoire prouvera que nous sommes le parti qui compte en Turquie». C’est la rhétorique qu’il utilise, il n’a pour le moment pas évoqué d’élections anticipées, mais le cas échéant, ce ne seraient que des élections législatives. Les dernières ont eu lieu il n’y a même pas deux ans, et l’AKP atteignait près de 50% des suffrages exprimés. Les derniers sondages récents lui donnent encore près de 40% encore d’intentions de vote. 

 

On voit bien que ce n’est pas un pouvoir ébranlé, ce n’est pas une crise de régime, c’est un très sérieux avertissement au pouvoir. C’est l’expression du refus d’une partie de la population. Cela ne signifie pas pour autant que ce gouvernement est devenu tout à fait illégitime et minoritaire. Le grand problème se décline en deux aspects. Premièrement, ce gouvernement doit prouver, dans les meilleurs délais, qu’il est capable d’écouter les revendications de l’opposition. On peut espérer qu’à l’intérieur de l’AKP, des voix dissonantes se fassent entendre, ce fut déjà le cas avec le président de la République et le vice-Premier ministre qui ont fait des déclarations contradictoires avec celles de M. Erdogan. Les tensions internes au parti au pouvoir vont permettre d’espérer un changement de méthode.  

Deuxièmement, l’opposition politique, notamment parlementaire, doit faire des propositions alternatives et un programme un peu plus mobilisateur que ce qu’elle propose depuis quelques années. Si l’AKP a utilisé des méthodes utilitaires –qui sont tout à fait condamnables–, c’est parce que l’opposition ne s’est pas montrée à la hauteur de ses responsabilités. Elle doit aussi comprendre le message envoyé par une partie de la population pour tenter, non pas de récupérer le mouvement, mais d’en tenir compte.

 

Le mouvement a été comparé à un Printemps turc, un mai 68…

 

Le Printemps turc, c’est un triple non pour ma part. Ce qu’on a appelé les «printemps arabes» étaient des mouvements importants qui en Egypte et en Tunisie, ont abouti au départ des dictateurs ou des tyrans, dans des pays qui n’avaient aucune expérience démocratique. Ces pays ont désormais tout à inventer, c’est une transition qui va prendre quelques années et qui est tout à fait normale. En Turquie, ce n’est pas du tout la même situation: il y a une forte tradition démocratique depuis plusieurs décennies, même s’il y a eu plusieurs coups d’Etat militaires. 

 

Quant à Mai 68, c’est comparable dans le sens où il s’agissait de beaucoup de manifestations étudiantes, de cette jeunesse des classes moyennes qui s’est mobilisée. Mais la grande différence, c’est qu’en Mai 68, en France, il y a eu une grève générale. Pour l’instant, les mots d’ordre des syndicats en Turquie n’ont pas donné de résultat. 

Enfin, pour ceux et celles qui établissent la comparaison, je leur rappellerais qu’en juin 68 en France, la droite a été réélue, et même plus massivement qu’aux élections précédentes. Le résultat de Mai 68 a induit des bouleversements sociétaux incontestables et dont nous bénéficions toujours aujourd’hui, mais d’un point de vue politique, la droite s’était renforcée. 

Une troisième comparaison a été faite et qui est, selon moi, la plus juste: les mouvements des Indignés. La place Taksim avait un petit côté «Woodstock», une forme de happening fort sympa et conviviale, mais faire des chansons et des concerts ne fait pas changer la politique d’un Etat. C’est, je pense à ce stade, la limite de ce mouvement. Va-t-il se constituer, se former dans des partis nouveaux ou des organisations? L’avenir est ouvert.