ANALYSES

Espagne, 2008-2014: Non-lieu modèle de la globalisation ?

L’Espagne souffre depuis 2008. Les Espagnols ont perdu massivement leur emploi. Pourtant les débats politiques font ces dernières années années la part belle à des dossiers que pour simplifier on qualifiera de sociétaux : l’interruption volontaire de grossesse et l’éventuelle indépendance de la Catalogne. Le paradoxe entre ce qui est la préoccupation principale des populations et l’état du débat politique interpelle l’observateur.


L’anthropologie offre une piste interprétative. L’ethnologie contemporaine explore un nouveau champ ouvert par la globalisation, celui des non lieux. Abstraits, plantés dans la virtualité d’une modernité déconnectée du concret et de l’espace ils esquivent les vrais débats. En Espagne, comme du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest du monde. Gouverner disait-on depuis Emile de Girardin, c’est prévoir. Mais c’était hier quand il était encore possible de hiérarchiser les problèmes. Aujourd’hui l’impossibilité de répondre aux urgences est l’un des effets inattendus de la mondialisation. Postures, coups de poker, effets de manche, vessies et lanternes, parés d’éclats séduisants trempés dans la magie médiatique et l’artifice du jeu, de la provocation et de la compétition s’efforcent de créer le change.


Le monde, c’est-à-dire partout et pour tous, est bousculé par une tectonique financière brutale. Les structures de sociabilité, de travail, et d’identité partagée, craquent de toutes parts. Le mouvement incessant de l’information et de la spéculation bouscule institutions, et pays. Certains en tirent profit. Sous le masque amical de l’universalisme, de l’internationalisme, de l’œcuménisme, de l’oumah et selon les contrées de l’européisme, et du bolivarisme ils demandent plus de facilités pour gagner davantage. Ils veulent moins d’Etat, moins de nation, et plus d’intégration à l’économie monde. Les perdants, renvoyés à eux-mêmes, et souvent au chômage piétinent leur sociabilité et cherchent des boucs émissaires. Religions, nationalismes, xénophobies, alimentent leurs rancœurs.


Les "responsables" gouvernementaux, conservateurs par défaut d’un ordre ou d’un désordre supérieur, font de nécessité vertu. Ils accompagnent la construction de cette Babel des "temps modernes". Mais il leur faut préserver une légitimité contestée par les contraintes du moment qui pèsent sur les majorités sociales. La recherche de leurres est ainsi devenue au fil des ans un recours de survie. Une politique médiatique ad hoc, permise par la convergence idéologique entre pouvoirs et groupes de communication, tente de plaquer un théâtre d’ombres devant un réel devenu ingérable et liquide. La vertu brutale de combats jusque là secondaires est la réponse substitut à la fin angoissante des repères nationaux et sociaux.


La dérive est universelle. Sur les méridiens de Greenwich et de Paris les majorités souffrent. L’Etat social et national est petit à petit démonté. Au bénéfice d’un espace de normes imposant les règles imposées à l’Amérique latine des années 1980 sous le nom de Consensus de Washington. On en voit désormais les conséquences sociales non seulement dans la statistique, mais aussi dans les rues d’Europe. Le SDF est devenu le personnage commun aux lieux publics urbains, de la Plaza mayor de Madrid au métro parisien. En Amérique latine, la perpétuation d’inégalités abyssales, érode la cohésion nationale et sociale. Les fruits de la croissance, insolites dans le vécu latino-américain, étendent les espaces de confrontation entre l’eau et le feu des favelas et des quartiers fermés. Le délinquant, souvent lié au trafic de drogue, est devenu le personnage représentatif d’un continent craquelé par l’approfondissement d’une fracture sociale sur fond de croissance.


Faute de pouvoir et peut-être vouloir affronter la complexité du monde les occupants des lieux de pouvoir ont fabriqué des bouillons de culture, visant à déplacer le sens des mécontentements et des passions. La marche vers l’unique marché est accompagnée comme option incontournable. En revanche des critères de différenciation politique, jusque là secondaires, sont désormais présentés comme centraux. L’économie et le social ne sont plus au cœur du débat entre droite et gauche. Mœurs, identités, ont pris leur place. Et sont désormais les porteurs premiers de polémique et de clivages entre droite et gauche. L’Espagne en offre une représentation peut-être exemplaire.


L’Espagne est victime depuis la fin 2007 d’une crise économique majeure. Plus de 26% de la population active était au chômage en décembre 2013, contre 7% en 2007. La moitié de la jeunesse est sans emploi. Beaucoup de ces jeunes, dont la formation a été payée par la collectivité espagnole, cherchent à offrir leurs compétences à l’étranger. Depuis 2008, répondant en cela aux attentes de la Commission européenne l’Espagne a inscrit les règles du consensus libéral dans sa Constitution. Salaires, couverture chômage, bourses scolaires, investissements dans la recherche, dépense publique en général, ont été sévèrement contraints. Les batailles politiques ont pourtant traité de bien d’autres sujets. Avant l’alternance électorale de 2011, le gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero, a élargi le droit à l’interruption de grossesse et ainsi provoqué une crispation violente et massivement médiatisée avec le droite et l’Eglise catholique. La droite aujourd’hui aux affaires, – le Parti Populaire -, a elle aussi cherché à polariser les débats sur une loi réduisant à peu de chose le droit d’avorter. Le PSOE a été au rendez-vous. PSOE et PP s’étripent donc depuis trois ans autour de l’interruption volontaire de grossesse.


L’Espagne est un pays quasiment fédéralisé. Les régions autonomes disposent de compétences importantes notamment en matière sociale, éducative et de transports. La Catalogne, comme le reste de l’Espagne est victime de la crise économique. La coalition nationaliste au pouvoir depuis 2010, les partis Convergence et Union et Gauche républicaine, ont réduit la voilure de l’Etat social, comme à Madrid. Et pour faire passer la pilule de la rigueur qu’il a mis en place le gouvernement "régional" a inventé un défoulement latéral. Madrid a été présenté comme un bouc émissaire, responsable de tous les problèmes. La Catalogne serait selon leur argumentation en déficit artificiel. Madrid aspirerait les richesses de la Généralité. Seule l’accession à la souveraineté de la Communauté régionale permettrait de sortir de l’ornière économique et sociale. Barcelone est donc entrée en ébullition. Chômage, crise, ont été oubliés par autorités, partis, et medias. Tout comme les politiques de réduction du périmètre social par les autorités. Référendum oui, référendum non, souveraineté, indépendance, tel est l’agenda du moment.


La multiplication des "printemps", d’Espagne au Brésil en passant par la Tunisie, l’Egypte et la Turquie, la montée de ce que faute de mieux on a baptisé de populismes en France, en Grèce, en Hongrie, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, est là pour rappeler les limites de ces débats qui prétendent au non lieu. Faute de médiation l’indignation couve et entretient un climat porteur de contestations et de ruptures imprévisibles. Il serait sans doute temps de se rappeler de la formule utilisée avec succès par Bill Clinton sur le conseil de James Carville pendant sa campagne présidentielle de 1992, "C’est l’économie, idiot".

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