ANALYSES

Des élections pour quel projet européen?

Presse
13 mai 2014

Trop souvent enfermés dans un discours binaire – pour ou contre l’Union européenne? – structuré par une série d’arguments d’autorité, nos responsables politiques esquivent un questionnement d’ordre existentiel: l’Union pour quel projet? Quel destin commun? Autant de questions préalables, basiques et fondamentales alors que l’Europe semble prisonnière de ce carcan dogmatique que le prix Nobel Joseph Stiglitz qualifie de "fondamentalisme marchand".


Comment définir un projet européen digne de ce nom, au moment où les égoïsmes nationaux refont surface avec force? Des interrogations légitimes, des enjeux réels et prégnants, mais qui malheureusement n’ont rencontré jusqu’ici que très peu d’écho auprès des candidats aux élections européennes. Preuve que la crise démocratique est aussi – surtout – une crise de l’offre politique.


Ce silence ou cette incapacité à produire du sens, à définir les ressorts d’un destin commun nourrit les mouvements de replis identitaires, de contestation vis-à-vis d’une chose européenne perçue comme une matière aussi floue qu’inconsistante et impuissante. Transpartisane, la vague d’euroscepticisme ne concerne pas les seuls "partis extrémistes". En témoigne le retour en force des idées de frontière ou d’identité nationale chez nombre de sociaux-démocrates et de libéraux-conservateurs. Légitimes, les débats ouverts ne sauraient masquer les postures tactiques de certains et autres discours stériles, voire réactionnaires, qui jonchent des programmes pauvres en propositions alternatives et en perspectives constructives.


De plus, cette crise de confiance n’est pas propre à l’Union européenne: les gouvernants nationaux font eux-mêmes l’objet d’un procès en incompétence (au vu de l’inefficacité des actions contre le chômage, les déficits publics, etc), en impuissance (le politique n’incarne plus le pouvoir dans une économie globalisée, où la force des marchés supplante le volontarisme politique et sa capacité à changer le réel) et en non-représentativité (de l’opinion politique, des intérêts et des particularismes sociologiques des citoyens). Bien ancrée dans les esprits, cette série d’accusations explique en partie le renforcement de l’abstentionnisme…


Si la crise européenne est aussi une crise politique nationale, la définition d’une identité commune demeure essentielle. Certes, les prochaines élections du 25 mai se tiennent l’année de la commémoration du centenaire du déclenchement de la Première guerre mondiale. Peut-on pour autant encore "réduire" le projet européen à un projet de paix? L’idée des Pères fondateurs de fonder la paix et la réconciliation entre les nations européennes à partir d’un réseau dense d’intérêts communs était pertinente, mais ne suffit plus à emporter la conviction de citoyens et à les mobiliser pour les scrutins européens. Encore sensibles à l’idéal européen, nos concitoyens sont en quête d’un projet politique porteur d’une vision de notre destin commun.


La définition politique d’un tel projet suppose celle, plus axiologique, d’une identité commune. Une quête qui s’inscrit dans un double contexte de globalisation du monde et d’exaltation des identités nationales. Un contexte où l’identité européenne ne va pas de soi. De multiples visions du "fait" européen s’enchevêtrent sans pour autant se superposer: la réalité historique ou culturelle de l’Europe ne coïncide pas avec les données physiques ou géographiques. En témoigne l’âpreté du débat portant sur l’adhésion de la Turquie et sur la compatibilité entre ses identités musulmane et européenne. Un débat qui n’est pas sans rappeler la controverse qui avait éclaté au sujet de l’inscription dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union d’une référence explicite à ses racines chrétiennes.


En France, la construction européenne se heurte au poids d’une histoire et d’une culture politiques centrées sur les modèles de l’État-nation, qui "fut à l’Europe moderne ce que la Cité fut à la Grèce antique: ce qui produit l’unité, et donc le cadre de sens, de la vie en produisant la chose commune" (Pierre Manent). Le mouvement de repli national-identitaire aujourd’hui à l’œuvre interroge jusqu’à notre part d’"européanité", sa raison d’être et son utilité. La croyance en une sorte de loi historique qui voudrait que la modernité conduise inéluctablement à l’uniformité et au dépassement de l’État-nation en faveur d’une entité supranationale est devenue inaudible ou presque.


Dans sa récente tribune sur l’Europe (Le Monde, 8 mai 2014), le président Hollande n’a à aucun moment évoqué la perspective fédérale, devenue une sorte de tabou. L’Europe est encore et toujours par trop conçue comme une nécessité… nationale. Le cas de la France est à cet égard symptomatique: derrière la participation à l’Union européenne et "l’idéal européen" se profilent une ambition : agir sur le monde et contrer le déclin national pour ne pas "sortir de l’histoire"… La sauvegarde de l’Etat-nation comme seul horizon de la construction européenne, en somme.

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