ANALYSES

« Un des dangers principaux, aujourd’hui, est une déclassification sociale du football »

Presse
15 mai 2014
Vous faisiez partie de la commission Glavany sur le football durable. Jean Glavany souhaitait que le rapport rendu en janvier 2014 ne soit pas un rapport de plus qui prenne la poussière sur une étagère. Quel regard portez-vous sur ces travaux ?

 

Il y a eu un vrai travail, les différentes sensibilités étaient représentées au sein de la commission, mais nous avons été un peu pris en otage par le débat sur la taxe à 75 % qui a pris le pas sur les autres réflexions. Moi, dès le départ, j’ai pensé que la date de remise était prématurée. Nous aurions dû avoir un peu plus de temps. Entretemps, la ministre (Valérie Fourneyron) qui avait commandé le rapport a changé d’affectation (elle est secrétaire d’Etat chargée du Commerce, de l’Artisanat, de la Consommation et de l’Economie sociale et solidaire depuis le 09/04/2014).


Il faut voir ce que Najat Vallaud-Belkacem (ministre des Droits des Femmes, de la Ville, de la Jeunesse et des Sports) et Thierry Braillard (secrétaire d’Etat chargé des Sports) veulent faire de ce rapport. Valérie Fourneyron avait dit qu’elle comptait s’en servir pour sa loi de modernisation. Je ne pense pas que ce rapport soit la solution miracle susceptible de régler tous les problèmes, mais c’est toujours bon de réfléchir collectivement, de mélanger les gens. Ce rapport est de bonne facture, mais le calendrier était trop serré pour pousser la réflexion.


La commission sur le football durable a établi un comparatif intéressant entre sport et culture…

Au début, Jean Glavany l’a utilisé comme astuce pour sortir de la contrainte de la taxe de 75 %, pour parvenir à un desserrement fiscal, mais je lui ai dit lors de la présentation du rapport qu’il s’agissait selon moi d’une avancée conceptuelle majeure. Parce que pour la première fois, dans un rapport parlementaire, on met sur le même plan sport et culture. Alors que généralement, il y a d’un côté la partie noble et de l’autre la partie basse.


Même si la motivation première est fiscale, on dit que la contribution artistique des joueurs de haut niveau est de même nature que celle d’un chanteur ou d’un acteur. Les plus grandes vedettes du football apportent du plaisir qui est proche du plaisir artistique. Dans un pays aussi réfractaire à l’apport du sport dans la société que la France, s’il ne devait rester qu’une chose du rapport Glavany, je pense que c’est ça, c’est d’avoir mis sport et culture sur le même plan. Parce que dans notre pays, c’est tout simplement une révolution culturelle.


Heureusement, on n’entend plus, comme dans les années 90, des footballeurs se plaindre de leurs impôts. Mais il est tout à fait anormal que la taxe à 75 % touche les footballeurs professionnels salariés et pas les acteurs de cinéma ou les chanteurs. Il n’y a pas de raison de faire une discrimination : or, pour l’instant, le DIC (Droit à l’Image Collectif, dispositif d’exonération partielle de charges voté en 2004 et supprimé en 2009. Les exonérations, compensées par l’Etat, se sont élevées par exemple à 32 M€ en 2008) a été supprimé dans le sport alors qu’il existe toujours en matière artistique : cela crée une discrimination. Et ça, c’est dû à quoi ? Chacun sait, en France, que le lobby culturel est d’une puissance sans commune mesure avec le lobby sportif. Mais c’est aux sportifs de s’organiser, car nous sommes malheureusement dans un pays où la seule contribution positive d’une activité ne suffit pas à faire reconnaître ses droits.


Quelles sont les principales fragilités des clubs professionnels français ?



Nous avons évité le pire avec la renégociation des droits TV. Le pire aurait été le monopole de Canal +, ce qui aurait privé les clubs français d’un tiers ou d’un gros quart de ressources. Chapeau à la Ligue et à Frédéric Thiriez qui ont su résister intelligemment au lobbying plus qu’intensif -y compris à l’Elysée- de Canal +, qui au nom du sauvetage du cinéma français, voulait étouffer le sport. Que le monde sportif ait pu résister à ce chantage culture versus sport est une bonne chose et les droits TV ont été non seulement préservés, mais augmentés et honnêtement, si on était revenu à 450 M€, je ne vois pas comment le football français aurait pu le supporter…


Canal +, dont je suis un abonné de la première heure et que j’aime bien comme chaîne, a eu un rôle pour le moins ambigu. C’était difficile pour eux de dire à la fois : « C’est nous qui avons tous les matches du PSG, abonnez-vous car nous avons les meilleurs matches », tout en criant misère et en disant qu’ils risquaient de disparaître s’il y avait la concurrence de beIN Sports. La direction générale de Canal a failli rendre un mauvais service à la direction des sports de Canal + et au football en particulier : heureusement, les pouvoirs publics n’ont pas cédé à ce lobbying, à ce mini-chantage.


Autre fragilité, la taxe à 75 %…

En ce qui concerne  cette taxe, autant j’y étais favorable -et j’ai eu un différend avec Frédéric Thiriez- quand elle pesait sur les joueurs, autant je trouve tout à fait anormal qu’elle pèse sur les clubs. Il y a en plus un caractère rétroactif qui est très gênant. Et une fois encore, les chanteurs, les chirurgiens capillaires, tous ceux qui sont payés en honoraires ne sont pas atteints, alors que les clubs le sont. Même si c’est provisoire, cela alourdit par exemple la situation du Paris SG. Le monde du football ne peut pas être exonéré d’une solidarité collective, mais je trouve gênant que ce soit les structures, les clubs qui paient les impôts et non pas les salariés, les joueurs.


Pour en revenir aux fragilités des clubs, il faut évoquer le comportement des dirigeants. La première

augmentation des droits TV a davantage servi à augmenter les salaires des joueurs qu’à mettre en place des infrastructures. Aujourd’hui, il y a un rendez-vous important, c’est l’Euro 2016. De nouveaux stades sont construits, les villes qui ont refusé d’y participer, comme Strasbourg ou Metz, vont être lourdement et durablement pénalisées.


J’ai le sentiment que la folie des grandeurs est passée. Pour les dirigeants -parmi lesquels il y a des salariés, des propriétaires, etc., un tissu humain divers avec des personnalités parfois excessives, mais souvent attachantes-, la période des gros chèques signés les yeux fermés est révolue. La raison est revenue. En termes économiques, nous sommes dans un pays où peu de gens se promènent avec un maillot de football sur les épaules, contrairement à ce qu’on voit dans les autres pays européens, en Afrique ou en Asie.


La vente des droits TV à l’étranger peut aussi être une source de revenus importante, sans rattraper l’écart avec les Anglais, mais si on a davantage de clubs-locomotives, on sera plus visible. Et avec les nouveaux stades, le ticketing et l’hospitalité vont s’améliorer. Je pense donc qu’il y aura une période de croissance économique saine pour le football professionnel dans les années qui viennent.


Est-ce que l’importance des droits TV ne constitue pas, paradoxalement, un frein au développement des autres sources de revenus ?



C’était le cas après les premiers appels d’offres concurrentiels qui ont amené une manne substantielle.  Maintenant, chacun cherche des moyens supplémentaires de financement. Après, si vous n’êtes pas propriétaire de votre stade ou s’il n’est pas adapté, c’est plus difficile. Les gestionnaires de clubs gèrent avec beaucoup plus d’attention. Ils chassent le gaspi et la quête de recettes innovantes et nouvelles est ouverte. On voit bien, y compris en Ligue 2, que quand le club local joue, c’est quand même l’événement dans la ville, c’est un des rares endroits où l’élite politique, économique peut être rassemblée ainsi que les classes populaires, peu d’événements réunissent autant de personnes en même temps en un lieu unique.


Pendant très longtemps, on a pensé que les retransmissions télévisées allaient tuer le public, c’est le contraire : plus un match est retransmis et plus on veut y être, la télévision booste les assistances. Même en Ligue 2, il y a des taux de remplissage exceptionnels ! Le problème, c’est la région parisienne : à Paris, avant l’arrivée des Qataris, le Parc n’était pas plein. Aujourd’hui, c’est plein, même à 17 h un samedi contre un club mal classé.


Outre les nouveaux stades, que faire pour profiter de l’élan de l’Euro 2016 ? Un des objectifs de la commission sur le football durable était de réfléchir à la façon d’utiliser ce rendez-vous comme tremplin…

Après 1998, il y avait eu une hausse très forte du nombre de licenciés. Mais un des dangers principaux que je vois aujourd’hui, c’est une déclassification sociale du football. Dans les classes moyennes supérieures, je vois très bien les parents qui craignent de mettre leurs gamins au football, parce que ce serait un sport de classes sociales défavorisées. Or, le football doit rester ce mélange de classes sociales. Il y a des villes où le club de football est un des rares endroits où les jeunes de toutes origines sociales sont mélangés, parce que ce n’est déjà plus le cas à l’école et ce n’est pas le cas au niveau de l’habitat. Ce danger ne me semble pas être pris assez en compte, parce que c’est un sujet un peu difficile, tabou, mais c’est un sujet majeur dont il faudrait s’occuper un peu plus.


Je suis frappé par le nombre de personnes que je rencontre dans mes milieux professionnels -sans parler de ceux qui ont le mépris traditionnel pour le football-, mais de parents qui sont anxieux de voir leurs enfants faire du football et qui préfèrent les mettre sur d’autres disciplines, comme l’escrime, etc. C’est bien que le football n’occupe pas tout l’espace, mais je suis extrêmement inquiet de ce sentiment de crainte suscité par le football dans certaines classes sociales, cela va complètement à l’encontre de la philosophie du football et de ce qu’il doit être. C’est un sujet majeur, mais compliqué.


Si l’Euro 2016 peut créer un élan collectif qui lutte contre ce phénomène, ce sera bien, Mais il faut vraiment réfléchir à ce problème et prendre le taureau par les cornes.


Cette image du football est-elle liée notamment à celle de l’équipe de France ?



C’est un ensemble, mais Knysna (où les Bleus ont refusé de s’entraîner, pendant la Coupe du monde en Afrique du Sud, le 20/06/2010) n’a pas franchement aidé à l’image du football, c’est le moins qu’on puisse dire. On entend aussi dire que ce sont plutôt des gens défavorisés qui jouent au football. Et un préjugé fait que le football est, pour certains, un sport de voyous, qu’il n’est pas joué par des gentlemen.


S’ajoutent aussi des incidents comme, par exemple, ceux du Trocadéro au printemps 2013…



Bien sûr, dès que quelque chose dérape dans le football, c’est grossi de façon exagérée par les médias. Personne ne songe à interdire les rassemblements du Nouvel An sur les Champs-Elysées sous prétexte qu’il y a des incidents. On prend des précautions, c’est tout. Mais le football, de par sa visibilité, est l’objet d’un procès permanent. Dans ces conditions, pas faciles de convaincre à nouveau les parents que le football est un sport multi-classes sociales.


Et puis, c’est un peu la rançon du succès, un jeune issu d’un milieu défavorisé a aujourd’hui plus de chances de réussir par le sport que par l’école : le sport reste un correcteur d’inégalité, ce qu’est de moins en moins l’école aujourd’hui. Un jeune issu de l’immigration a plus de chances de devenir footballeur professionnel que préfet, chef d’entreprise ou député. Le football fait son boulot. Mais il ne faudrait pas que ce qui est un tremplin devienne un ghetto. Et là, il y a un danger.


Le sujet est sensible. Et c’est justement parce que le sujet est sensible qu’il faut le mettre sur la place publique. On est souvent atteint du syndrome qui consiste, quand le sujet est compliqué, à glisser la poussière sous le tapis. Non, ça ne va pas s’arranger tout seul. Ces préjugés sociaux à l’égard du football sont de plus en plus forts car le football est de plus en plus visible.


Il est vrai que les footballeurs qui percent sont souvent issus de milieux défavorisés…



Les enfants des catégories plus favorisées ont davantage confiance dans les études comme moyen d’ascension sociale, donc à un âge où il faut faire des choix… mais il y a des sports où ce n’est pas présenté comme ça : les nageurs s’entraînent plus que les footballeurs et ils peuvent faire des études tout en étant des sportifs de compétition. En même temps, il ne faut pas que les éducateurs tolèrent des comportements peu acceptables. Djamel Sandjank prend le taureau par les cornes dans la Ligue d’Ile-de-France par rapport à ces phénomènes.


Les actes de violence sont mineurs et statistiquement peu fréquents, mais il ne faut pas que le football laisse passer ça. Pour le football, le double défi est un peu comme pour l’Union européenne : c’est à la fois élargissement et approfondissement.


L’élargissement se fera surtout par la pratique féminine, qui est le nouveau terrain de conquête du football en France, à la fois dans les stades et sur les terrains. Dans les tribunes, on voit que les clubs commencent à prendre le phénomène en compte, pour que ce ne soit plus seulement le père qui emmène le fils au stade. A cet égard, on ne rendra jamais assez hommage à Robin Leproux pour son plan pour le Parc des Princes, sans lequel les Qataris n’auraient jamais acheté Paris SG. On peut dire que Alain Cayzac a sauvé le PSG de la relégation, a assuré sa survie  et que Robin Leproux a permis de booster le club vers un avenir meilleur. 


En ce qui concerne l’approfondissement, il y a une absence de lobbying du football. Comme toute structure qui pense qu’elle a une place éminente et qu’elle est positive. Contrairement à ce pensent certains, la cité n’irait pas mieux s’il n’y avait pas de football. Mais ce sport fait insuffisamment valoir ses droits auprès du monde politique. Il ne se défend pas assez, il n’est pas assez contre-offensif quand il est mis en accusation. Moi, je me trouve souvent à être l’avocat, non mandaté, du football dans différents cercles et je crois qu’il faut organiser davantage la défense du football par rapport à une partie des élites chez laquelle au mépris traditionnel pour le sport est venue se greffer une jalousie : les footballeurs en plus sont riches, en plus sont célèbres, en plus sont dans les médias, etc.


Le football est-il selon vous reconnu comme un vrai secteur économique ?



Il existe encore en France une tendance qui consiste à opposer sport amateur et sport professionnel, les vertus du sport amateur face aux vices du sport professionnel, mais la plupart des gens qui utilisent ce genre d’arguments critiquent le sport en général. Ils ne défendent pas le sport amateur, ils viennent attaquer le sport en général en utilisant le biais du sport professionnel. Moi, j’ai été très marqué par les déclarations de Denis Masseglia et des dirigeants du Comité national olympique : quand on voit ce que gagnent certains champions olympiques, le CNOSF pourrait tomber dans cette tendance et dire que le football professionnel ponctionne toutes les recettes et qu’il ne reste rien pour la lutte gréco-romaine ou le tir à l’arc… Mais jamais il n’y a eu cette opposition au Comité national olympique entre sport amateur et sport professionnel. Les plus hauts dirigeants du sport amateur voient bien qu’il y a une complémentarité entre les deux secteurs. Ceux qui les opposent sont des gens qui n’aiment pas le sport. Sachant qu’il serait difficile en public d’attaquer le sport amateur, ils passent par le sport professionnel pour attaquer le sport en général. 


On est très en retard, pour des raisons culturelles, mais ça s’arrange. La place du sport dans la société française est minorée, par rapport à la culture… Il paraîtrait incongru que les recettes de l’opéra de Paris soient indexées sur les paris sportifs, mais pour le ministère des Sports, tout le monde trouve ça normal. Mais après 1998, quand je disais à mes différents contacts au Quai d’Orsay : « Le football est un moyen de rayonnement pour le pays », mes interlocuteurs me regardaient gentiment et passaient à autre chose en se disant que ma passion coupable pour le sport me faisait dire des bêtises.


Mais Laurent Fabius, qui n’est pas un supporter, a créé un ambassadeur pour le sport de façon purement rationnelle. A coté des responsables politiques qui ont le goût pour le sport, comme les deux derniers présidents de la République, Nicolas Sarkozy et François Hollande, il y a de plus en plus une reconnaissance par le monde politique de l’importance sociale et économique du sport, en voyant ce qui se passe à l’étranger et dans la société française. Parfois, il y a le député qui tape sur le sport et le maire qui voit bien que dans sa ville, c’est important : les députés-maires se retrouvent alors pris dans leurs contradictions. Mais dans une société qui recherche des financements et des emplois, les argumentaires de la Ligue de Football Professionnel ou de l’UCPF (Union des clubs Professionnels de Football) sont bien faits, sur la filière économique. La France est donc quand même en train de prendre conscience de cela, avec retard sur nos voisins européens de tailles comparable, mais il y a quand même un progrès.

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