ANALYSES

« La République doit considérer tous ses enfants de la même façon »

Presse
16 mai 2014
Pascal Boniface - L’Humanité

Spécialiste de géopolitique, président de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), Pascal Boniface veut provoquer un véritable débat salutaire pour notre société en publiant la France malade du conflit israélo-palestinien Ses craintes de voir s’ériger des barrières séparant différentes communautés dans notre pays rejoignent sa compréhension de l’Europe et du monde.


Dans la France malade du conflit israélo-palestinien (I), vous vous interrogez sur le fait de revenir sur cette question. Pourquoi ?



Malheureusement les faits m’ont donné raison. Quand on aborde de façon critique la politique du gouvernement israélien ou encore les prises de position des intellectuels et institutions communautaires en France sur la question du conflit israélo-palestinien, on se met forcément un peu en danger. Il y a deux risques. Le premier est d’être accusé d’antisémitisme plus ou moins assumé. Cela a été le cas. J’ai été attaqué de façon scandaleuse par un journaliste, Frédéric Haziza, et par Julien Dray dont on peut par ailleurs s’étonner qu’il soit encore élu au conseil régional d’Île-de-France au vu de I ensemble de son œuvre et par rapport au désir de moralité qui semble gouverner dans les hautes sphères. Ceci étant, après cette polémique odieuse m’accusant de nier la dimension antisémite du meurtre d’Ilan Halimi, une pétition a été lancée et a recueilli plusieurs milliers de signatures sur le thème « Stop à la chasse aux sorcières » (2). Lorsque je regarde la liste des signataires et leur réputation morale je suis réconforté. Le second risque, c’est le blackout. Les médias dans leur grande majorité n’ont pas voulu palier du livre et de ses thèses. La tentation chez beaucoup de mes collègues chercheurs et de nombreux journalistes consiste à considérer que ça divise l’opinion ou qu’il n’y a que des coups à prendre et qu’il est donc plus prudent de ne pas aborder ce sujet. Mais, en attendant, le débat continue, et parfois, de façon plus malsaine. D’ailleurs je suis pris entre deux écueils, les ultras pro-israéliens m’accusent d’antisémitisme. Et lorsque, dans des débats un peu chauds, je m’élève contre l’utilisation du terme « entité sioniste » pour parler de l’Etat d’Israël, que je refuse la vision d’une presse contrôlée par les juifs ou que je dénonce Dieudonné, d’autres m’accusent d’être payé par les juifs. Il y a donc là un enjeu essentiel pour notre débat démocratique. Combattre l’antisémitisme mais refuser le chantage consistant à faire un amalgame entre critique politique du gouvernement israélien et antisémitisme.


Est-ce au point de tirer la sonnette d’alarme sur l’état de la société française ?



Oui. Il y a un décalage extrêmement fort entre les élites politiques et médiatiques très prudentes et l’opinion de la rue vindicative sur la question.  La prudence et la pusillanimité des uns, pour ne pas dire l’absence de courage, conduisent d’une certaine manière à l’extrémisme des autres La société française perd des deux côtés. II faut vraiment aborder cette question, en parler très ouvertement et franchement. Plus on en discutera de manière sereine et de façon ouverte et plus on évitera les dérives.


Vous mettez en garde contre le communautarisme. A quoi faites-vous allusion ?



Le discours des institutions juives ou des intellectuels communautaires, pour ne pas dire communautaristes, répète en boucle que l’antisémitisme est très fort en France qu’il y a une montée  de ce phénomène, et que la menace antisémite est plus importante et virulente que les autres formes de racisme. Il faudrait alors plus se mobiliser contre cette forme de racisme Et, en annexe ne pas critiquer le gouvernement israélien car cela alimenterait l’antisémitisme. Pour une grande partie de la population qui vit de nombreuses discriminations au quotidien, les Noirs et les Arabes, ce discours est vécu de façon assez douloureuse. Ils ont l’impression qu’on sous-estime les discriminations dont ils sont victimes et que certains doivent être plus protégés que d’autres. II y a alors danger Les études et les faits montrent que l’antisémitisme même s’il n’a pas disparu, est nettement moins fort qu’il y a une ou deux générations en France. En même temps, chaque année au diner du Crif, le président parle d’une montée de l’antisémitisme. En fait, le grand revirement est que l’antisémitisme est moins fort mais le soutien à Israël dans la population française l’est également.


Vous regrettez une instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme à des fins géopolitiques. Comment cela se traduit-il ?



La défense inconditionnelle de l’État d’Israël des institutions juives, quelle que soit son action ou sa politique, très rapidement reliée à la lutte contre l’antisémitisme contribue à faire peur aux juifs français. Cela vient poser une barrière entre juifs et non-juifs autour de cet enjeu du soutien à Israël. Cela est très dangereux. On voit, par exemple, sur quelles bases le Crif a décidé de ne plus inviter le Parti communiste à son dîner annuel. Que l’on me montre la moindre déclaration d’un dirigeant communiste qui verse dans l’antisémitisme. Par contre, on reproche aux communistes leur solidarité avec la cause palestinienne. Le Crif privilégie ainsi son soutien à Israël au détriment du combat contre l’antisémitisme. Tout en se disant en faveur d’un règlement pacifique, les institutions et les intellectuels communautaires pilonnent systématiquement ceux qui sont tout autant pour la paix mais qui estiment que le blocage de la situation provient plus de l’occupant que de l’occupé. Les institutions juives mettent en avant la lutte contre l’antisémitisme pour tétaniser toute expression politique contraire ou critique à l’égard du gouvernement israélien. Elle est directement taxée soit d’antisémitisme, soit de le nourrir en important le conflit du Proche-Orient. Cet argument est pour le moins paradoxal puisque ce sont les mêmes qui, sans cesse, appellent les juifs de France à démontrer une solidarité infaillible au gouvernement israélien. Ils sont donc très largement responsables de ce faux lien.


Pourtant n’assiste-t-on pas à une recrudescence des actes antisémites les plus violents ?



Il y a eu Mohamed Merah qui a tué des enfants parce qu’ils étaient juifs. Nous ne sommes pas à l’abri d’un tel acte terroriste qui, par définition, est incontrôlable et on ne peut pas nier l’existence d’un tel risque. Il y a eu aussi l’affaire Ilan Halimi, même si plus complexe, qui a une dimension antisémite mais quine peut pas se résumer uniquement à un acte antisémite. Mais, il n’y a pas de recrudescence d’agressions ou d’injures. Les actes antisémites, bien sûr toujours trop nombreux, représentent un nombre faible face à l’ensemble des actes violents répertoriés, dans la rue, à l’école, en milieu hospitalier, etc. Je donne à ce sujet des chiffres très précis. Nous vivons dans une société violente. ET puis surtout, il y a beaucoup d’agressions racistes qui touchent d’autres catégories de populations. Les actes antimusulmans ou anti-Noirs sont très nombreux alors qu’ils ne semblent pas faire autant l’objet d’une vigoureuse dénonciation des médias ou des pouvoirs publics. Cela est largement ressenti. Les médias et les élus de la République font très souvent du « deux poids, deux mesures », aggravant un mal qu’ils disent vouloir combattre.


Faut-il y voir un péril pour la République ?



Je cite plusieurs exemples d’agressions d’autres communautés, pas seulement arabes, de faits graves pas ou peu médiatisés. Cela au final se retourne contre les juifs français car cela crée un sentiment d’être traité différemment. II ne faut pas ignorer l’existence d’une nouvelle forme d’antisémitisme en banlieue aujourd’hui Cela est dû plus à une forme de jalousie sociétale qu’à une haine raciale. II y a le sentiment que l’on en fait plus pour les uns que pour les autres Par ailleurs, le Crif joue à la fois un rôle de repoussoir et de modèle. Beaucoup de musulmans y voient la bonne méthode pour se faire entendre des pouvoirs publics et veulent faire pareil. Le risque est de se retrouver communauté contre communauté. Faire ce constat, ce n’est pas vouloir dresser les uns contre les autres. Je réclame au contraire l’égalité de traitement. La République doit considérer tous ses enfants de la même façon. Quels que soient l’histoire et les drames vécus précédemment, il n’y a pas de raison que certains soient plus protégés que les autres. Je remarque toutefois que l’on parle beaucoup plus des dégradations de mosquée, des agressions et des usures islamophobes. Une prise de conscience est en train de s’opérer dans les médias certainement liée à la pression populaire et aux réseaux sociaux.


Vous dirigez l’Iris et êtes de ce fait attentif à l’actualité du monde. À quelques jours des élections européennes et au regard de l’actualité ukrainienne, quel est l’enjeu stratégique pour l’UE ?



Les élections vont être probablement marquées par un fort taux d’abstention et par des débats qui portent plus sur la politique intérieure de chaque pays que sur l’Europe. II y a cet effet de ciseau entre un Parlement européen qui est de plus en plus important en termes de pouvoir et de détermination de politiques européennes et des citoyens français qui croient de moins en moins en l’Europe et dans sa capacité à impulser une direction. L’exemple de l’Ukraine montre qu’il y a encore un appétit d’Europe en dehors des frontières de l’Union européenne et une fatigue à l’intérieur. Pourquoi ? Parce que les choses sont mal présentées. Est-ce l’UE qui impose des règles d’austérité injustes ? Le système de santé est malmené en Grèce afin de faire des économies demandées par l’UE. Mais c’est bien le gouvernement grec qui décide de ne pas imposer l’Eglise orthodoxe ou les armateurs et de faire peser l’effort sur les citoyens. La décision est nationale. Sur la crise ukrainienne, l’Europe a réussi une médiation extrêmement positive entre le gouvernement et l’opposition ukrainienne en parvenant à l’accord du 21 février. Cet accord n’a pas ensuite été respecté et l’Europe n’en a pas tenu compte. S’il avait été mis en œuvre, il aurait pourtant évité la crise survenue ? L’Europe n’a pas suffisamment confiance dans ses capacités d’acteur global et n’a pas conscience du poids qu’elle représente.


Jusqu’à se retrouver maintenant à la remorque de la position américaine ?



Oui, clairement. Elle n’a pas suivi les Etats-Unis sur la nature des sanctions mais l’impulsion première a été donnée par les Américains et s’est appuyée sur leurs plus fidèles alliés en Europe. En réalité, le tournant a été manqué il y a deux décennies lorsque la fin du monde bipolaire n’a pas été gérée de façon satisfaisante. Gorbatchev a fait des efforts extraordinaires pour construire un monde nouveau en permettant aux Nations unies de jouer pleinement leur rôle. De leur côté, les Américains ont parlé eux d’un nouvel ordre mondial en se félicitant d’avoir gagné la guerre froide. Ils ont privilégié la tentative de la construction d’un monde unipolaire sur la possibilité de construire un monde basé sur la sécurité collective bâtie sur l’effort de tous. Du coup, on n’a toujours pas reconstruit un nouvel ordre mondial.


Votre grille de lecture de la société et du monde semble suivre une même logique ?



Vous avez parfaitement raison. II y a une matrice commune respecter les autres, prendre le point de vue de l’autre en considération et surtout éviter d’humilier les autres car c’est une source première de violence et de rejet. II s’agit de respecter les individus à l’échelle de la société ou les peuples au niveau mondial. L’information circule tellement aujourd’hui que l’on ne peut pas baser une relation sur le mépris et la négation de l’autre C’est non seulement moralement indéfendable, mais c’est politiquement dangereux.


(1) Editons Salvator, 222 pages, 19,50 euros


(2) / www.change.org/fr/petitions/l-opinion-publique

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