ANALYSES

« La percée de l’EIIL met en lumière la décomposition politique du pays »

Presse
12 juin 2014

Didier Billion , spécialiste de l’Irak à l’Institut des relations internationales stratégiques, tempère les inquiétudes suscitées par l’avancée des djihadistes de l’EIIL.


L’avancée de l’Etat islamique en Irak et au Levant est spectaculaire. Est-elle possible sans le soutien d’un «?sponsor?» international?



Il ne faut pas s’adonner à la théorie du complot dans ce cas précis. L’EIIL a, vraisemblablement, été aidé au début par l’Arabie saoudite, mais s’est largement autonomisé depuis. L’EIIL bénéficie de la dynamique classique dans tout conflit au profit d’une force riche, disciplinée, prestigieuse, qui attire les recrues. Elle profite surtout du vide politique en Irak, en raison des contradictions intenses du pays et des échecs économiques et sociaux du gouvernement Maliki. Mais plus personne ne contrôle l’EIIL, nous avons un cas de figure assez rare d’un acteur qui progresse de manière fulgurante sans que cela serve les intérêts de quelque acteur géostratégique (Iran, Etats-Unis, monarchies du Golfe, Syrie et même Russie et Turquie) que ce soit.


Bagdad peut-il tomber?



Je ne crois pas. Maliki est en difficulté mais l’Etat irakien existe encore. La rapidité de l’avance de l’EIIL ne doit pas faire illusion. L’Irak n’est pas le bocage normand, dans le désert c’est facile d’avancer de 50 km. Des forces importantes n’ont pas encore donné toute leur puissance, comme les peshmergas kurdes, disciplinés, aguerris et dotés d’armes lourdes, ou l’Armée chiite du Mahdi dirigée par Moqtada Al-Sadr, en sommeil. Le jeu des allégeances tribales peut aussi être déterminant et est caractéristique de l’Irak ; par exemple, à Falloujah on a vu des tribus sunnites se retourner contre l’EIIL et s’allier au régime, pourtant chiite. On peut aussi imaginer des raids aériens des Etats-Unis, évoqués par Washington, mais seulement dans le cadre de l’ONU (le feu vert de la Russie et de la Chine est tout à fait possible), pas dans celui de l’OTAN. Au total, même s’il faut prendre l’EIIL au sérieux, sa percée est plus préoccupante par ce qu’elle révèle en matière de décomposition politique du pays que sur le plan strictement militaire.


Cette offensive de l’EIIL peut-elle recomposer le Moyen-Orient, que ce soit au niveau des frontières ou des grandes alliances?



Sans doute pas en ce qui concerne les frontières, même si ponctuellement l’EIIL tient une zone à cheval sur la Syrie et l’Irak. Je n’imagine pas la ligne Sykes-Picot (1) devenir caduque à terme. En revanche, il est clair que la situation dans la région est très volatile en ce qui concerne les alliances et les conflits. Mais les fondamentaux demeurent?: les joueurs clefs demeurent des puissances nationales, qui peuvent s’appuyer ponctuellement sur des aspects confessionnels mais qui servent avant tout leurs intérêts. Je ne crois pas du tout à une «?cristallisation?» du Proche-Orient entre un arc chiite (Iran, Irak, Syrie, Hezbollah libanais) et des pays sunnites. Si cette opposition chiite-sunnite était vraiment le facteur géostratégique déterminant, alors comment expliquer les nombreux affrontements ou alliances transcendant cette ligne de fracture depuis vingt ans??


(1) Découpant le Moyen-Orient en 1916 entre grandes zones d’influence

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