ANALYSES

Irak : à l’origine du bouleversement et de la catastrophe annoncée

Presse
14 août 2014

L’Irak traverse aujourd’hui une crise d’une gravité exceptionnelle dans l’histoire de ce pays et de la région, une crise complexe et multiforme. Une complexité que seule rappelle la situation en Afghanistan avec pourtant moins de densité et d’enjeux.


La crise politique gouvernementale : quasiment dès le début du second mandat de Nouri el Maleki, les désaccords se sont installés entre d’un côté le Premier ministre qui cumulait les portefeuilles de la Défense, de l’intérieur et de chef d’état major, et de l’autre côté sa majorité chiite et kurde. L’autoritarisme de Maleki a fini par faire basculer les Kurdes et les deux grands pôles politiques chiites, celui de Moqtada Sadr et celui de l’Assemblée suprême islamique. Les ministres kurdes boycottaient le gouvernement depuis plusieurs semaines. L’ambition de Maleki de diriger le gouvernement pour un troisième mandat était devenue insupportable au point que Massoud Barzani, le Président de l’autorité autonome du Kurdistan avait même menacé, avant l’offensive de l’État islamique (EI), d’organiser un référendum d’autodétermination du Kurdistan si le chef du gouvernement était reconduit dans ses fonctions. Jusqu’alors, les Kurdes et les Chiites étaient alliés depuis leur lutte commune contre le régime de Saddam Hussein.


Tensions communautaires : Si les arabes sunnites n’ont jamais accepté vraiment la chute de Saddam Hussein et la perte de pouvoir en faveur des Chiites et des Kurdes, la politique autoritaire et discriminatoire du gouvernement est mal perçue par eux. Se greffant à la rivalité entre l’Iran, solidaire avec les Chiites, et les monarchies de Golfe, notamment l’Arabie saoudite et le Qatar qui soutiennent les insurgés irakiens, y compris les djihadistes, cette politique contestée s’est rajoutée à l’exacerbation de la tension communautaire. C’est la raison pour laquelle la mise en place d’un gouvernement d’union nationale devenait une nécessité absolue pour mieux intégrer les Arabes sunnites au gouvernement et inciter certaines tribus sunnites à renoncer à leur soutien à l’EI. Sans une offre politique aux sunnites, la solution uniquement militaire ne serait être durablement efficace.


La désignation d’un nouveau Premier ministre, Haïdar Al-Abidi, capable d’obtenir la majorité des voix au parlement pour mettre en place un gouvernement d’union nationale, ne pouvait se réaliser qu’avec la bénédiction de l’Iran. Cette position est venue confirmer la politique de détente que ce pays mène sur le plan régional et mondial, notamment dans sa disposition à négocier de manière constructive avec les grandes puissances (groupe 5+1). La solution d’écarter Nouri el-Maleki est judicieuse. Al-Abidi appartient au parti islamiste al-Dawa, le parti de Maleki, mais à la différence de ce dernier, il est réputé pour sa modération. Il faut maintenant attendre la réaction des monarchies du Golfe pour savoir si elles reviendront à une politique plus raisonnable dans la région, comme le souhaitait récemment Dominique De Villepin, l’ancien premier ministre.


État islamique (EI) : la nouvelle génération d’Al-Qaïda :

C’est l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, qui, sans aucune contestation, est à l’origine du chaos d’aujourd’hui. En décidant d’envahir l’Irak de manière unilatérale, avec des arguments mensongers et sans mandat du Conseil de sécurité de l’ONU, Washington a non seulement porté un coup à la légalité internationale mais a déstabilisé, peut-être pour longtemps, la région.


Saddam Hussein était certes un dictateur impitoyable qui gouvernait l’Irak en usant des moyens de répression sanglants pour imposer la domination de la communauté sunnite contre la majorité chiite et la minorité kurde. Il a été également l’initiateur de l’invasion de l’Iran qui a provoqué une guerre sanglante et longue (1979-1988), puis contre le Kuweit en 1991. Mais Saddam Hussein gouvernait l’Irak par l’intermédiaire du parti Baas laïc. Mais contrairement à ce que Georges W. Bush prétendait, le despote de Bagdad n’abritait pas Al-Qaida. Comme dans la plupart des pays arabes, il n’existait même pas de mouvement islamiste politique structuré.


L’EIIL est une enfant de l’invasion de l’Irak par les États-Unis. Le mouvement de résistance, formé après la chute de Saddam Hussein et composé au début d’officiers de l’armée et du parti Baas, s’est rapidement effacé face à l’arrivée des djihadistes, majoritairement ressortissants de l’Arabie saoudite et de la Jordanie. Ces djihadistes étaient en lien avec certaines tribus arabes sunnites et des partis politiques nés dans la foulée de l’occupation de l’Irak. Ils ont rapidement gagné en influence. Ainsi, c’est le Harakat i islami (mouvement islamique), un parti présent au gouvernement, qui a obtenu la libération de Florence Aubenas, la journaliste française prise en otage par des djihadistes en 2005. C’est au début de cette même année qu’est créée, sous la direction de Abou Mahssab Zarqaoui, un Jordanien, la branche irakienne d’Al Qaïda. Celui-ci meurt en 2006 sous les bombes américaines. À la fin de cette même année, l’État islamique en Irak (EII) est né pour regrouper les différents groupes d’insurgés. Il est dirigé depuis 2010 par Aboubekr al-Baghdadi.


La guerre en Syrie a modifié totalement la donne et a fait de l’EIIL ce qu’il est aujourd’hui. En effet, au début de l’année 2013, l’EII s’engage dans la guerre en Syrie et montre son efficacité supérieure. Il libère la premier ville syrienne Roqua et devient rapidement le principal mouvement de l’opposition armée contre Bachar el Assad. C’est l’emprise de ce mouvement en Syrie qui est à l’origine des hésitations françaises d’envoyer des armes sophistiquées à l’opposition syrienne. D’autres pays n’ont pas eu cette préoccupation. L’EI a mis la main sur une partie importante de l’aide étrangère, sans parler de l’aide qu’il recevait de certains pays et milieux arabes du Golfe. Malgré son idéologie et ses méthodes d’une brutalité inhumaine, il a pu attirer également plusieurs milliers de volontaires étrangers, dont presque 800 djihadistes français. Devenue puissant, l’EII change de nom en avril 2013 et devient l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Désormais, son objectif est l’instauration d’un Etat islamique en Syrie, en Irak et au Liban.


La guerre en Syrie et le rôle important de l’EIIL en tant que principal mouvement armé de l’opposition a fait de lui une organisation autonome. Le Front el Nusra, la branche syrienne d’Al-Qaïda, ne souhaitait pas que l’EII intervienne directement dans la guerre en Syrie estimant que la Syrie doit être aux mains des combattants syriens d’Al-Qaïda. El Zawahiri, le chef d’ Al-Qaïda et successeur de Ben Laden, a tranché en faveur d’el Nusra, mais convaincu d’être désormais plus puissant, plus attractif et plus écouté auprès des djihadistes, Aboubeker el Bagdadi a refusé d’obéir. Il est à remarquer que le chef d’Al-Qaïda a désapprouvé le massacre des minorités religieuses et la décapitation des chiites. C’est dire à quel point les actions de l’EIIL sont répugnantes.


Califat islamique :

Profitant de la crise politique qui durait depuis plusieurs mois à Bagdad, conscient de la faiblesse de l’armée irakienne, s’assurant le soutien des tribus arabes sunnites, notamment celles jouxtant les deux côtés de la frontière entre la Syriie et l’Irak, et enfin en exploitant la frustration des Arabes sunnites face à la politique autoritaire et discriminatoire de Nouri el Maleki, l’EIIL décide de lancer ces troupes contre Mossoul, la grande ville du nord de l’Irak à majorité sunnite. Après la prise de Mossoul et Tikrit, la ville natale de Saddam Hussein, l’EIIL devient l’Etat islamique (EI). Ce changement de nom n’est pas anodin. Désormais, l’ambition de d’Aboubaker el Baghadi vise l’instauration d’un Etat islamique dans l’ensemble du monde musulman. Ce n’est pas un détail qu’il ait voulu instaurer un Califat islamique dans les territoires occupés et s’est proclamé Calife en invitant tous les musulmans à lui obéir. Remarquons que même Oussama Ben Laden, en l’absence d’un territoire et d’une audience forte chez les musulmans, n’avait pas osé se proclamer Calife. Notons qu’après ses conquêtes en Irak, el Bagdadi s’est renforcé considérablement en argent et en armements. Rien qu’à Mossoul, il a mis la main sur presque 500 millions de dollars, la réserve d’or de la banque centrale, et des armements lourds abandonnés par l’armée irakienne. Al Bagdadi a réussi aussi là où Ben Laden et son successeur Al Zawahiri ont échoué : se donner une base de départ pour leur objectif planétaire, un Kalifat islamique mondial.


Ainsi, l’Etat islamique devient désormais une menace sérieuse pour la région. Des affrontements ont eu lieu au Liban début août causant la mort de 20 soldats libanais, tandis que plusieurs centaines de ses combattants ont été acheminés en Libye pour prêter main forte aux islamistes libyens.


 

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