ANALYSES

Thaïlande : vers un mieux après la levée du couvre-feu ?

Interview
16 juin 2014
Le point de vue de Olivier Guillard
La junte au pouvoir à Bangkok a annoncé la levée du couvre-feu sur l’ensemble du territoire et la nomination d’un gouvernement intérimaire d’ici à septembre. Une nouvelle constitution devant déboucher sur des élections est prévue dans 1 an. Cela présage-t-il d’un retour à la normal ?

Nul doute que depuis leur ‘’retour’’ (8 ans après leur dernière intervention) aux affaires le 22 mai à l’issue d’un coup d’Etat militaire non-violent, sous la houlette décidée du nouvel homme fort du pays le général Prayuth Chan-ocha, les autorités militaires ne sont pas demeurées les deux pieds dans la même Rangers pour tenter de remettre un peu d’ordre, de discipline dans le royaume.

En l’espace de quelques semaines et à grand renfort de décisions jouant sur les registres du symbolisme et de la méthode Coué, la junte est de fait partiellement parvenue à mettre un terme à la paralysie affectant le pays lors du semestre précédent. Interdits ou fortement déconseillés, les divers troubles à l’ordre public rythmant sans fin la vie quotidienne de Bangkok (manifestations, cortèges, occupation de bâtiments publics, etc.) ont, il est vrai, largement quitté le devant de la scène, au plus grand plaisir de la majorité de ses habitants, éreintée par ce chaos jusqu’alors sans limites temporelles claires.

Certes, levé en fin de semaine dernière, le couvre-feu nocturne n’est pas resté appliqué très longtemps ; n’oublions pas toutefois que demeure en revanche en vigueur la loi martiale…

Plus de 140.000 travailleurs clandestins cambodgiens ont fui la Thaïlande en une semaine par peur d’être pris pour cible par le pouvoir militaire. Ces travailleurs jouent un rôle majeur dans certains secteurs économiques du pays, comme la pêche, l’agriculture et la construction. Comment expliquer la mise en place de cette politique stricte de lutte contre l’immigration illégale ?

A priori, déjà bien occupées à rétablir les grands équilibres sécuritaires et le fonctionnement de la vie quotidienne à l’échelle du royaume, les ‘’nouvelles’’ autorités thaïlandaises n’ont pas implicitement menacé de s’en prendre toutes affaires cessantes aux millions de ressortissants étrangers œuvrant dans un cadre administratif ou légal parfois des plus ténus.

Certes, le ministère thaïlandais des Affaires étrangères a bien déclaré que l’intention de la junte était de ‘’débarrasser la société des activités illégales telles que les paris, le trafic de drogue et les travailleurs en situation irrégulière’’. Un message assez clair et percutant quoi qu’assez flou d’application dans ses modalités techniques…

On estime entre 2 et 3 millions le nombre de citoyens issus de pays voisins (Cambodge, Laos, Birmanie) travaillant dans des activités difficiles, peu considérées (par une majorité de Thaïlandais) et mal rémunérées (usines textiles, BTP, personnel de maison), dans des cadres administratifs et légaux aléatoires ; le départ brutal de cette main d’œuvre bon marché corvéable à merci ne profiterait pas forcément aux employeurs de ces derniers, alors que le dynamisme de l’économie nationale, à la peine ces derniers temps, est à la recherche de stabilité nationale et d’un second souffle nécessaire. N’oublions pas que s’ouvre actuellement la période estivale, critique pour la saison touristique, ses effets sur les rentrées de devises et l’image extérieure – écornée dernièrement – du royaume.

L’économie thaïlandaise est affectée par la crise politique qui a ébranlé le pays et a abouti au coup d’Etat militaire du 22 juin. Le secteur touristique est fragilisé et le PIB est en baisse de 2,1% au premier trimestre 2014. La crise politique peut-elle se transformer en une crise économique durable ?

Parmi les soutiens / promoteurs de ce 13e coup d’Etat militaire (réussi) de l’histoire moderne de l’ancien Siam, on retrouve en très bonne place les milieux d’affaires, la classe moyenne, les capitaines d’industrie, les influents barons de la banque. Malmenée par la conjoncture politique intérieure, l’économie traverse plus de bas que de hauts ces dernières années : croissance du PIB de +0,1% en 2011, +6,5% en 2012, +2,9% en 2013 ; des performances passables pour cette seconde économie de l’ASEAN (derrière l’Indonésie), en retrait du résultat régional médian.

Si la crise politique et l’incertitude sur ses prochains développements ont un impact sensible sur le secteur du tourisme – alors que les voyageurs étrangers redécouvrent parallèlement depuis deux-trois ans la splendide Birmanie bouddhiste post-junte voisine – et donc sur la bonne tenue de l’économie, les incidences de ce maelstrom politico-identitaire, de cette fracture de plus en plus consommée la société thaïlandaise entre deux pôles à des mondes l’un de l’autre (élites urbaines, classe moyenne de Bangkok, armée et palais royal d’un côté ; ‘’Thaïlande d’en bas’’, population rurale du nord-est de l’autre) aux positions irrédentistes vont bien au-delà.

Irrités, lassés par ces turpitudes sans fin, les investisseurs étrangers – dans le domaine de l’industrie automobile par exemple – menacent de quitter le pays et de délocaliser leurs actifs, de développer leurs prochains projets régionaux dans des pays voisins politiquement moins volatiles, socialement plus stables et (a priori) à l’abri de ces révolutions populaires et autres coup d’Etat militaire ; nombre de ces influents acteurs économiques aux nerfs sérieusement éprouvés lorgnent notamment en direction du Vietnam, largement épargné jusqu’alors par ces tourments.

Un message fort, un risque à ne surtout pas prendre à la légère qu’auront reçu cinq sur cinq les milieux industriels, économiques et financiers du royaume ; une menace qui pourrait à sa mesure avoir ‘’précipité’’ (d’un accord commun et en bonne intelligence) l’entreprise martiale du général Prayuth le 22 mai dernier.