ANALYSES

Irak : jusqu’où peut aller l’EIIL ?

Interview
13 juin 2014
Le point de vue de Karim Pakzad
Quelle est la force réelle d’EIIL et jusqu’où peuvent aller leurs « invasions bénies » ?
En termes de combattants, on ne connaît pas vraiment leur force. On estime le nombre des combattants de l’EIIL en Irak de 7000 à 8000 hommes ; un peu plus en Syrie. Personnellement je pense qu’on sous-estime la force de l’EIIL qui après son engagement dans la guerre en Syrie, est considérablement renforcée en hommes, en armement et en finances.
A l’origine, il s’agissait de l’Etat islamique d’Irak (EII), communément appelé « la branche irakienne d’Al-Qaïda», une organisation née avec le regroupement de l’ensemble des mouvements djihadistes et même une partie des partisans baasistes de l’ex-armée irakienne restés fidèles à Saddam Hussein. Après la militarisation de l’opposition syrienne, l’EII a décidé de prendre part à la guerre contre Bachar al-Assad. Il prend alors, en avril 2013, le nom d’ « Etat islamique en Irak et au Levant » (EIIL). « Daech » en arabe. Levant, ou Cham en arabe, englobe l’ancien protectorat français qui constitue aujourd’hui la Syrie et le Liban. Donc contrairement à l’interprétation française du Levant, l’EIIL ambitionne d’instaurer un Etat islamique en Irak, en Syrie et au Liban.
Pour asseoir son autorité, Aboubakr al-Baghdadi, le chef de cette organisation, a demandé à al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaïda d’entrer sous la bannière noire d’Al-Qaïda et de l’EIIL. al-Nosra a refusé la proposition et a demandé à al-Zaouahiri, le successeur de Ben Laden, de trancher. Ce dernier trancha en faveur d’al-Nosra, demandant à EIIL de se replier en Irak, mais son chef refusa d’obtempérer. Ainsi née une organisation qui par son radicalisme et sa brutalité dépasse la maison mère (Al-Qaïda) et apparaît comme la nouvelle génération de djihadistes.
L’EIIL est déjà allé plus loin que ses forces réelles lui permettent d’aller. Dans la ville de Samara, pourtant la ville natale d’Aboubakr al-Baghdadi, le chef de l’EIIL, ils sont confrontés à la résistance des forces armées irakiennes, qu’ils ont finalement contourné pour attaquer Tikrīt, la ville natale de Saddam Hussein.
Certes, les différents chefs de l’EIIL ont déclaré dans des messages vidéo diffusés que leur objectif est désormais la prise de Bagdad et même des villes chiites de Najaf et Karbala dans le Sud, mais je ne pense pas qu’il puisse avancer sur ces villes, et ce pour plusieurs raisons. La riposte irakienne, notamment l’usage de l’aviation, y est organisée, même si le bombardement des positions des combattants de l’EIIL dans les villes est à double tranchant car il toucherait également des civils.
Si je ne crois pas en la prise de Bagdad, l’offensive de l’EIIL a d’ores et déjà, et aura, des conséquences politiques importantes en Irak et dans la région. La riposte des Peshmergas, aussi foudroyante que l’offensive de l’EIIL, prouve, si besoin était, la capacité militaire des Kurdes, aussi motivés que les combattants de l’EIIL, mais avec un esprit nationaliste, laïc et aguerri. Le soir même de la prise de Mossoul, les Peshmergas ont chassé l’EIIL d’un barrage à l’Est de la ville de Mossoul et ont protégé les installations pétrolières. Le lendemain, ils ont occupé la ville de Kirkouk, où se trouvent, après Bassora, les réserves les plus importantes du pétrole irakien. Mais c’est la signification politique de la prise de Kirkouk qui est d’une grande importance. Dans le système fédéral irakien, les Kurdes revendiquent cette ville comme étant leur capital historique. Son sort n’a jamais été résolu et constitue, avec l’exploitation indépendante par le pouvoir central des puits de pétrole qui se trouvent sur le territoire du Kurdistan, les éléments essentiels de friction avec le premier ministre Nouri al-Maliki. Aussi, je vois mal les Kurdes évacuer facilement Kirkouk une fois l’EIIL chassé et vaincu.

Les Etats-Unis ont affirmé se tenir aux côtés de l’Irak contre EIIL qui représente selon eux une menace pour la région, tout en affirmant que l’Irak devait elle-même y faire face. Quels sont les accords à ce jour entre les Etats-Unis et Irak et sont-ils susceptibles d’évoluer en fonction de la situation ?
Il faut souligner que les Etats-Unis ont une grande responsabilité dans la situation actuelle. Avant l’invasion d’Irak par les troupes américaines et ses alliés, Al-Qaïda n’existait pas en Irak. Cette invasion a été suivie par des contestations armées, organisées au départ par les officiers baasistes de l’armée irakienne dissoute qui restaient fidèles à Saddam Hussein. Mais très vite les djihadistes, notamment étrangers, les ont supplanté ; c’est ainsi que « la branche irakienne Al-Qaïda » est née en Irak. Abou Moussab al-Zarqaoui a été le chef d’Al Qaïda en Irak, tué finalement par un raid aérien américain en 2006. Et c’est fin 2009, qu’Aboubakr al-Baghdadi prit la direction du mouvement qui a pris le nom d’« Etat islamique en Irak »aujourd’hui « Etat islamique en Irak et au Levant ».
Pour revenir à votre question, les Etats-Unis ont déclaré qu’ils suivaient l’évolution de la situation et que si le gouvernement irakien leur demande une aide militaire, Washington tout en refusant l’envoie des troupes (les cicatrices de leur guerre en Irak ne sont pas encore refermées), les avions américains pourraient bombarder les positions de l’EIIL. Le traité stratégique signé entre les deux pays stipule que si l’intégrité de l’Irak est menacée par une intervention étrangère, les Etats-Unis doivent venir aider le gouvernement irakien.
Il y a d’autres raisons pour laquelle une intervention américaine au sol n’est ni souhaitable ni indispensable. L’Iran, allié de Bagdad, a annoncé qu’il n’acceptera jamais l’installation des djihadistes en Irak. Ainsi, si besoin est, et si le gouvernement irakien le demande à l’Iran, ce dernier peut très rapidement envoyer des détachements de pasdarans bien entrainés et bien armés, connaissant le terrain et de même confession que la majorité chiite irakienne. Mais là également, une éventuelle intervention iranienne est à double tranchant. Cela provoquerait les pays qui soutiennent directement ou indirectement les djihadistes (le gouvernement irakien a officiellement accusé l’Arabie saoudite, le Qatar et les Emirats arabes unis de soutenir l’EIIL). Plus encore, l’intervention iranienne pourrait définitivement consacrer la coupure entre la communauté arabe sunnite et les Chiites.

Bagdad a reçu mercredi le soutien de Damas, qui s’est dit « prêt à coopérer avec l’Irak pour faire face au terrorisme, cet ennemi commun ». La perspective d’une alliance avec Damas est-elle envisageable pour l’Irak ?
Les relations entre la Syrie et l’Iran sont bonnes et des bénévoles irakiens de confession chiites sont allés en Syrie officiellement pour défendre les sanctuaires chiites près de Damas. L’opposition syrienne, en difficulté face à l’EIIL en Syrie, n’hésite pas à dire qu’en réalité les régimes syrien, iranien et irakien soutiennent l’EIIL pour décrédibiliser l’opposition à Bachar al-Assad. Il n’est donc pas étonnant que la Syrie promette d’aider l’Irak pour faire face à l’EIIL, étant donné que ce mouvement opère aussi bien en Syrie qu’en Irak. Les deux régimes ont un intérêt commun à combattre ce mouvement.
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