ANALYSES

Insécurités climatiques et alimentaires : un choc inévitable ?

Interview
23 avril 2014
Le point de vue de Sébastien Abis
Le 5ème rapport du GIEC publié récemment semble mettre l’accent sur les risques alimentaires liés aux changements climatiques. Est-ce surprenant ?
En aucun cas. Rappelons que l’agriculture est un secteur d’activité vitale qui dépend totalement (ou presque) du climat ! Le dernier rapport du GIEC pointe nettement le risque alimentaire parmi les effets majeurs des changements climatiques mais confirme ce que nous savions déjà : aggravation et augmentation de la fréquence des évènements météorologiques extrêmes comme les inondations et les sécheresses, menaces pour la survie et la diversité des espèces animales et végétales, baisse des rendements agricoles dans plusieurs régions du globe… Ce qui est peut-être plus fort dans ce dernier rapport en termes de message stratégique, c’est que ces changements annoncés sont dans les faits devenus des réalités. En somme, les prévisions pour demain sont d’ores et déjà visibles par endroits, pour certains et par moments. Si l’agriculture a toujours été livrée aux aléas et aux caprices climatiques, d’où sa très grande spécificité dans le champ de l’analyse géopolitique, le constat vaut encore plus désormais. Quand le climat se dérègle, que le régime des pluies connait de profondes modifications intersaisonnières ou interannuelles, que des espèces invasives s’infiltrent dans des eaux maritimes inédites au point de bouleverser des écosystèmes marins et donc l’activité halieutique, que la production agricole d’un territoire ou d’un pays s’affaisse parce que la température augmente ou que la sécheresse s’installe durant des mois, ce sont les conditions de la sécurité alimentaire qui se dégradent. Or l’accentuation des risques climatiques fait peser des contraintes supplémentaires sur cette sécurité alimentaire mondiale déjà fragile. Pour le dire autrement, l’insécurité climatique amplifie l’insécurité alimentaire. D’ailleurs, il faut relier ces dynamiques aux insécurités hydriques, foncières, économiques ou logistiques. Tout est lié. C’est à la fois l’intérêt et la dimension inquiétante des questions agricoles : tout s’imbrique, tout se conjugue. Il faut donc analyser ces enjeux avec une approche holistique et c’est pour cela que je plaide, depuis plusieurs années, comme d’autres, à ce que l’agriculture trouve enfin sa place dans l’analyse stratégique et géopolitique.

Le Bassin méditerranéen est-il plus concerné que d’autres zones du monde par ces risques climatiques et alimentaires ?

De toute évidence, le changement climatique a des impacts négatifs et complexes sur tous les continents et tous les océans. Partout, les termes de la sécurité alimentaire y sont menacés. Mais il y a des régions plus vulnérables que d’autres. La Méditerranée notamment. L’adaptation au changement climatique est d’autant plus cruciale dans cette région que les insécurités climatiques, hydriques et alimentaires s’y cumulent. Le cas de la Syrie est malheureusement emblématique. Le pays a connu une sécheresse entre 2006 et 2010, conjuguée à une flambée des prix des engrais et la mauvaise gestion du pompage d’eau par Damas, et cela a eu des conséquences désastreuses sur l’agriculture. Près de 300.000 agriculteurs, provenant surtout de la région de la Jéziré qui fut la plus exposée, auraient ainsi été contraints d’abandonner leurs terres et leurs exploitations pour aller vers les villes en quête d’un emploi rémunérateur, venant gonfler encore un peu plus les faubourgs déjà précaires des centres urbains. Cette crise climatique et ses conséquences socioéconomiques ont certainement joué un rôle dans les révoltes de 2011 qui ont plongé la Syrie dans la guerre civile. Ce ne sont pas les raisons uniques bien entendu, mais il ne faut pas les écarter quand on regarde la série de variables ayant catalysé les colères et accru les inégalités et les insécurités. Et la situation n’a pas fini de se dégrader, au-delà du drame de la guerre qui sévit depuis trois ans. Le Programme Alimentaire Mondial (PAM) de l’ONU a récemment mis en garde contre une nouvelle sécheresse qui menace actuellement dans les régions du Nord-Ouest de la Syrie. Ces mêmes régions où jadis était concentrée la moitié de la production nationale de céréales se retrouvent aujourd’hui ravagées par la guerre, leurs infrastructures sont fortement endommagées et leur populations déplacées. Il n’est donc pas étonnant que la production de blé soit historiquement à son plus bas : les urgences alimentaires et humanitaires vont s’amplifier. Aujourd’hui, selon les Nations unies, toutes les 17 secondes un Syrien devient réfugié en rejoignant principalement le Liban, la Jordanie ou la Turquie. Le cas syrien montre bien, malheureusement, comment peuvent s’imbriquer tensions géopolitiques, climatiques, socioéconomiques et alimentaires.
Mais c’est le problème de la Méditerranée en général. La question de la production agricole et de la sécurité alimentaire, dans un contexte de contraintes climatiques et géographiques exacerbé, doit être appréhendée sous le sceau de la géopolitique. La région est historiquement caractérisée par l’aridité, la rareté de l’eau et des sols arables. La résilience des systèmes de production ingénieux qui ont longtemps fait l’originalité de l’agriculture méditerranéenne, est mise aujourd’hui à rude épreuve, car la disponibilité des ressources naturelles décline rapidement, les convoitises quant à leur accès se développent… Apprendre à ménager l’eau et la terre, partager des expériences d’adaptation aux changements climatiques, trouver des solutions pour rendre plus performants sur le plan écologique et économique des systèmes agricoles sous pression, telles sont d’ailleurs les grands objectifs défendus par plusieurs Etats méditerranéens dans les cadres multilatéraux au sein desquels ils échangent, discutent et confrontent leurs problèmes. Le CIHEAM est un exemple, et la dernière réunion des ministres de l’Agriculture des 13 Etats membres de cette organisation, qui s’est tenue à Alger le 6 février dernier, montre que sur ces thèmes stratégiques, une volonté de travailler ensemble pour réduire les incertitudes existe véritablement. Atténuer les risques alimentaires et climatiques est sans doute plus fédérateur que d’autres projets sur lesquels la coopération méditerranéenne avait misé il y a quelques années. L’accélération des changements climatiques et l’augmentation des inconnues alimentaires expliquent ce reclassement stratégique dans l’agenda régional.

La problématique céréalière, aigüe en Méditerranée, est-elle amenée à se complexifier davantage compte tenu de ces évolutions climatiques ?

Le rapport du GIEC souligne que la production des céréales (blé, riz et maïs) baisserait au rythme de 2% par décennie. Le blé serait la denrée la plus affectée par le changement climatique, le scénario le plus pessimiste modélisant une baisse de 25% de la production mondiale de blé entre 2030 et 2049 alors même que la FAO et l’OCDE estiment que pour nourrir le monde la production agricole mondiale devrait augmenter de 60% à cet horizon ! Ces prévisions sont particulièrement problématiques pour la région méditerranéenne où il existe déjà une « hyperdépendance céréalière », formule que j’utilise volontairement depuis quelques années. Car les chiffres sont têtus ! L’Afrique du nord et le Moyen-Orient, avec seulement 4% de la population mondiale, concentrent 35% des importations mondiales de céréales en moyenne chaque année depuis le début du 21ème siècle ! Le commerce céréalier revêt donc un caractère stratégique. Avec l’accroissement démographique doublé d’une urbanisation qui provoque de grandes transitions alimentaires, la demande est à la hausse, dépassant de très loin l’offre domestique. Il faut donc acheter au cours de chaque campagne environ 70 millions de tonnes de céréales sur les marchés pour cette région ANMO, soit le déficit actuel, les achats pouvant passer à plus de 100 Mt à partir de 2030. L’impact du changement climatique sur les précipitations et les températures vient ajouter des tensions supplémentaires sur les perspectives de production céréalière et complexifier les stratégies de sécurité alimentaire. Un premier levier de cette stratégie est de maximiser la productivité agricole (l’extension des terres arables étant limitée) par la recherche, l’innovation technologique et la lutte contre le gaspillage. Dans un contexte de contraintes économiques et budgétaires, les questions de la bonne gestion des ressources rares et leur rationalisation sont centrales. Réduire les pertes en optimisant les circuits du commerce et les infrastructures permettrait de mieux combler le décalage entre l’offre et la demande de céréales. Trop de céréales sont perdues ; or la moindre tonne économisée est la bienvenue compte tenu des besoins ! Un second levier de la stratégie de sécurité « céréalière » est la lutte contre la spéculation et les chocs de prix sur les marchés internationaux. Le partage d’informations et de statistiques s’avère de plus en plus crucial. Au début de l’année, un réseau de partage d’information qui cible les produits céréaliers stratégiques en Méditerranée a été instauré dans le but de renforcer la sécurité alimentaire, développer la confiance et augmenter la transparence sur les marchés. Ce réseau s’appelle MED-AMIN (pour Mediterranean Agricultural Markets Information Network). Le CIHEAM, à la demande de ses Etats membres, en assure la coordination et le réseau devrait progressivement se développer. Ce ne sera pas simple car nous parlons là de données sensibles sur un produit stratégique et la création de confiance entre les pays est un processus qui nécessite du temps et de la concertation. Mais nous sommes bien dans une logique de travail en commun pour essayer de réduire les risques.
Quels sont les prochains rendez-vous dans l’agenda international qui vont pouvoir faire avancer la coopération sur ces enjeux ?
L’année 2015 sera marquée par des rendez-vous internationaux importants pour la Méditerranée. Elle marque le 20ème anniversaire de la Déclaration de Barcelone qui a donné naissance au Partenariat euro-méditerranéen, et invite à une rétrospective constructive. Elle est l’occasion de faire le bilan des Objectifs millénaires pour le développement, de définir un nouvel agenda global pour un développement durable intégré et de mettre à jour la Stratégie méditerranéenne de développement durable (SMDD). Il faut saisir ces opportunités pour faire de la sécurité alimentaire et du développement agricole une priorité et en profiter pour faire écho à la thématique de l’Exposition universelle 2015 « Nourrir la Planète, énergie pour tout le monde » qui aura lieu à Milan en Italie. La position qu’il faut que la communauté Méditerranéenne défende est : la nourriture et l’eau sont des besoins humains fondamentaux, et le développement agricole est une composante clé de la durabilité environnementale, sociale et économique. Le rapport du GIEC vient juste à temps pour souligner la relation étroite évidente, mais souvent négligée, entre le climat, l’agriculture, et la sécurité alimentaire. La conférence des Parties au Protocole de Kyoto qui se tiendra à Paris en décembre 2015 (COP21) à Paris est un autre rendez-vous particulièrement important à cet égard. Les questions agricoles devraient y avoir toute leur place. Espérons que les propositions seront fidèles aux objectifs du développement durable : préserver certes mais aussi produire et répartir. L’enjeu de la sécurité alimentaire nécessite cette triple exigence, à la fois environnementale, économique et sociale. Il faut produire mieux, produire plus et rapprocher l’offre de la demande.
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