ANALYSES

Thaïlande : une situation sans issue ?

Interview
15 janvier 2014
Le point de vue de Olivier Guillard
Pourquoi la Thaïlande se retrouve-t-elle à nouveau sous tensions ?
Le royaume bouddhiste du souverain Bhumibol peine à prendre en compte les changements politiques intervenus depuis une quinzaine voire une vingtaine d’années. Autrefois tout-puissant, l’establishment politique traditionnel de cette monarchie constitutionnelle, façonné autour du palais royal, des élites urbaines, des milieux industriels et financiers – sans oublier une armée influente, en prise directe avec le souverain – s’adapte fort mal (et de bien mauvaise grâce) à l’irrésistible montée en puissance de formations politiques au discours moins élitiste, au programme plus populiste et tourné vers une Thaïlande plus modeste, celle des campagnes et des petites gens, des exploitants agricoles du nord, quelque peu laissés pour compte par des élites condescendantes, urbaines et lointaines.
Malheureusement pour cet ordre établi traditionnel et ses priorités, cette Thaïlande des petites gens use de son droit de vote avec entrain et, numériquement et démographiquement parlant, est majoritaire ; en votant pour le parti populiste de T. Shinawatra (le frère ainé de l’actuelle Première ministre Y. Shinawatra, richissime homme d’affaires et ancien Premier ministre, en exil ces dernières années), elle a par exemple confortablement – et sans fraude ni artifices divers – remporté les quatre derniers scrutins législatifs. Cette tendance électorale lourde ayant peu de chance d’être remise en cause par la seule voie des urnes enrage donc l’establishment décrit plus haut ; pour tenter de revenir au pouvoir, les bureaux de vote et la règle démocratique ne suffisent visiblement plus aux anciens tenants du pouvoir ; d’où par exemple ces deux derniers mois et demi de chaos politique à Bangkok, frisant l’absurde, malmenant le gouvernement démocratiquement élu, le fonctionnement des institutions, perturbant la vie économique et fragilisant plus avant l’image extérieure de cette nation.

La Première ministre Yingluck Shinawatra a proposé une rencontre mercredi à toutes les parties prenantes pour étudier le report de scrutin initialement prévu le 2 février. Pensez-vous que cette initiative puisse débloquer la situation ?
Le moins que l’on puisse dire est que cet essai de sortie de crise négociée ne suscite pas un optimisme fou auprès de toutes les parties invitées, à commencer par le leader irrédentiste et déterminé de cette fronde anti-gouvernementale et ‘’anti-système Shinawatra’’, l’ancien vice-premier ministre (démocrate, un comble…) Suthep Thaugsuban, lequel prêche sans relâche avec un zèle faisant presque peur la fin ‘’pure et simple’’ du système démocratique en place pour lui substituer un Conseil du peuple, non élu, qui placerait la Thaïlande – ou plutôt l’establishment évoqué plus haut – à l’abri des revers électoraux. Alors que la Birmanie voisine sort d’un demi-siècle de junte militaire et s’essaie de bonne grâce à la démocratie, le parti démocrate thaïlandais (lequel porte donc fort peu opportunément son nom) s’emploie à en renier les contours, nonobstant une opinion publique très largement en faveur du maintien de ce système de gouvernement et aspirant majoritairement à un retour au calme, avant toute chose. Aussi, en l’état et malheureusement, cette réunion de concertation a peu de chance de déboucher sur une issue satisfaisante replaçant ce pays du Sud-Est asiatique sur une trame politique plus apaisée.

Alors que la Thaïlande cherche à mettre fin à la démocratie élective pour mettre en place « un conseil du peuple » non élu, le Cambodge organise des manifestations visant au nom de la démocratie à faire basculer un premier ministre autoritaire. Pouvez-vous nous expliquer le paradoxe existant entre ces deux pays frontaliers qui partage une histoire commune sur bien des aspects ?
Ici encore, le paradoxe est flagrant et interpellera les observateurs ; depuis l’été dernier et un scrutin législatif au résultat disputé par l’opposition (allégation de fraudes au profit du parti au pouvoir de l’inamovible Premier ministre Hun Sen), dans les rues de la capitale cambodgienne Phnom Penh, la population demeure mobilisée, manifeste – sans pour autant ‘’bloquer’’ la capitale ou paralyser le fonctionnement des services publics ou encore se livrer à des scènes de violence démesurée – son appétence pour un système moins autoritaire, laissant plus de place aux forces de l’opposition, au dialogue courtois avec le pouvoir. Des demandes, somme toute légitimes, le chef de gouvernement en place et le parti au pouvoir ayant dépassé le quart de siècle de gestion des affaires nationales… La demande est ici à plus de démocratie, de droits et de partage. Dans la capitale de l’ancien Siam, dans les coulisses du pouvoir ‘’traditionnel’’ esquissé à grands traits plus haut, les aspirations sont manifestement contraires ; ici, dans cette monarchie constitutionnelle adepte des coups d’Etats militaires (une vingtaine à ce jour !), c’est presque un trop plein de démocratie que dénoncent ceux dont l’autorité historique s’effiloche au gré des derniers scrutins nationaux. La démocratie oui, mais aux mains de l’establishment et de personnes d’autres, pourrait résumer le frondeur Suthep Thaugsuban, plus enferré que jamais dans une logique de confrontation jusqu’au-boutiste. Une aberration qu’est naturellement bien loin de partager la majorité des habitants de ce royaume aujourd’hui fracturé sur des lignes politiques antinomiques et profondes.
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