ANALYSES

Nouveau premier ministre au Liban : quelles conséquences ?

Interview
9 avril 2013
Le point de vue de Karim Émile Bitar
La démission du premier ministre libanais Najib Mikati était inattendue. Qu’est-ce qui a précipité cette décision ?
Le gouvernement Mikati était né en juin 2011, lorsque le leader druze Walid Joumblatt, suite à des pressions du Hezbollah, avait quitté la majorité parlementaire du 14 mars et soutenu le retour au gouvernement des alliés de la Syrie. Le gouvernement a chuté de la même façon, suite à un nouveau revirement de Joumblatt, cette fois-ci sur instigation saoudienne. Les relations de Walid Joumblatt avec la monarchie saoudienne s’étaient sérieusement dégradées lorsqu’il avait lâché Saad Hariri. Le leader druze a fait des pieds et des mains pour se rabibocher avec les Saoudiens, il attendait désespérément qu’on lui octroie un rendez-vous et qu’il puisse à nouveau rentrer en grâce, notamment suite à l’affaiblissement de Bachar al-Assad en Syrie. Après avoir essuyé pendant près de deux ans des rebuffades saoudiennes, Joumblatt a finalement été convoqué à Riyad, il y a une quinzaine de jours, et a pu s’entretenir longuement avec le prince Bandar Ben Sultan, le tout puissant patron des services de renseignement saoudiens, qui est en charge des affaires libanaises. Bandar Ben Sultan lui a fixé les lignes rouges saoudiennes : l’attachement des Saoudiens au maintien à son poste d’Ashraf Rifi, l’un des hommes forts de la communauté sunnite, patron des services de sécurité libanais et pièce maîtresse de l’échiquier saoudien. Atteint par la limite d’âge, Rifi devait en effet partir en retraite, ce qui réjouissait le Hezbollah dont il est un farouche ennemi. Face au refus du Hezbollah et de ses alliés chrétiens d’amender la loi pour permettre à Rifi de rester en fonction, les Saoudiens ont insisté pour que Joumblatt lâche le 8 mars et fasse chuter le gouvernement Mikati. Soucieux de ménager ses arrières, Joumblatt a de son côté demandé que le remplaçant de Mikati ne soit pas une personnalité radicalement hostile au Hezbollah, mais plutôt un homme assez faible pour ne pas trop inquiéter le courant du 8 mars. Les Saoudiens ont alors convaincu Saad Hariri de renoncer à son idée originelle, qui était de nommer Ashraf Rifi, et d’accepter la nomination d’un des protégés des Saoudiens, Tammam Salam. Saad Hariri a soutenu cette proposition car il sait que Salam ne pourra pas lui faire de l’ombre au sein de la communauté sunnite, et que, ne disposant pas de sa propre assise populaire, ce dernier resterait dépendant du courant du Futur.

Est-ce que cela signifie que l’Arabie Saoudite revient en force sur le terrain libanais et que cela se fait au détriment de la Syrie ?
C’est en partie vrai, mais cela mérite d’être nuancé. La formule confessionnelle libanaise est telle qu’il se crée des contre-pouvoirs naturels et qu’aucune partie détenant l’exécutif ne peut se permettre de gouverner seule et de passer outre les intérêts de la partie adverse. Les alliés de la Syrie ne pourront pas être marginalisés, ils continueront de disposer d’une sorte de veto, peut-être pas juridiquement au gouvernement, mais dans les faits. Personne ne pourra facilement leur imposer sa loi, ils représentent à peu près la moitié du peuple libanais et le Hezbollah dispose d’un arsenal impressionnant. Ils continueront de surcroît d’être soutenus par l’Iran et la Syrie. Ce qui s’est passé cette semaine n’est qu’un nouvel épisode dans cette guerre des axes qui secoue la région depuis 2004 et qui oppose, pour simplifier, l’axe irano-syrien à l’axe américano-saoudien. Dans ce contexte, les personnalités politiques libanaises n’ont qu’un rôle très limité. Elles sont interchangeables. Nous sommes en présence d’un phénomène typique de « clientélisation des communautés », les Saoudiens soutenant les sunnites et les Iraniens soutenant les chiites. Au 19ème siècle, la France soutenait les maronites et la Grande-Bretagne soutenait les druzes. Le confessionnalisme libanais crée des ghettos psychiques, une mentalité de citadelle assiégée et incite chaque communauté à rechercher des parrains et protecteurs étrangers. Tant que ce système n’aura pas été réformé, le Liban continuera d’être un terrain d’affrontements et le champ de toutes les batailles par procuration que se livrent les puissances régionales et internationales. Comme le dit un vieux proverbe africain, lorsque deux éléphants s’affrontent, c’est la pelouse qui souffre.

Dans ce contexte, les élections législatives pourront-elles se tenir en juin comme initialement prévu ?
Les élections législatives au Liban sont des kermesses très divertissantes, on y dépense des sommes astronomiques mais elles changent rarement la donne. A chaque fois, on mobilise les foules en leur disant que l’échéance est cruciale, mais au bout du compte, quelle que soit la partie gagnante, on en revient aux compromis boiteux et au partage des dépouilles entre les deux camps. Qu’une partie obtienne 48 % et que l’autre représente 52 %, ou vice-versa, cela n’apportera que des satisfactions éphémères et symboliques aux partisans du camp qui l’emporte. Deux semaines après, l’on se rendra compte qu’on ne peut pas passer outre l’autre camp, car il détient une majorité écrasante de la communauté sunnite ou chiite, et qu’on ne peut pas exclure du pouvoir une communauté entière. On ne peut pas gouverner seul avec une majorité simple dans un système confessionnel.
En tout état de cause, il sera probablement impossible de les tenir en juin mais il n’est pas exclu qu’elles puissent se tenir à l’automne si un accord sur la loi électorale est trouvé assez vite. Une proposition scandaleuse est venue cette année compliquer encore plus le processus déjà incertain qui permet en général d’aboutir à la dernière minute à une loi électorale. Un député orthodoxe pro-syrien a déposé une proposition de loi qui pousse à l’extrême la logique communautariste pernicieuse du système libanais. Dans cette proposition, pour la première fois dans l’histoire du Liban, on diviserait le corps électoral et chaque communauté, ou plutôt chaque rite au sein de chaque communauté ne pourrait voter que pour les candidats du même rite. Ainsi, les maronites voteraient uniquement pour élire les maronites, les orthodoxes pour élire les orthodoxes, les grec-catholiques pour les grec-catholiques, les sunnites pour les sunnites, etc. Ainsi, l’épouse catholique d’un maronite ne pourra pas voter pour son mari, mais pourra faire élire un député catholique vivant à l’autre bout du pays.
Ce projet à connotation raciste, anticonstitutionnel de surcroît, a obtenu l’accord des usual suspects , à savoir tous les leaders communautaristes chrétiens, représentants des deux bords de l’échiquier, (le Courant patriotique libre du général Aoun, les Forces Libanaises de Samir Geagea et les phalangistes de la famille Gemayel), et ces anciens chefs de guerre font des surenchères populistes pour se poser en défenseurs des « droits de la communauté chrétienne », les droits essentiels à leurs yeux n’étant ni les droits de l’homme ni les droits à l’éducation, à la santé, ou à une vie digne, mais uniquement le droit d’élire des députés « ethniquement purs » qui auraient été élus uniquement par des électeurs de leur communauté sans que leur élection ne soit souillée par quelques voix venant d’une autre communauté.
La société civile s’est mobilisée contre ce projet mais au niveau politique chrétien, ne se sont opposés à ce projet ubuesque que quelques indépendants et modérés, et l’un d’eux, issu d’une vieille famille maronite, a dénoncé la « salafisation des maronites ».
Cette proposition de loi ne sera sûrement pas adoptée, car elle suscite une très vive opposition de la communauté sunnite, ainsi que celle du président de la république, maronite, mais le simple fait que cette idée ait fait un si long chemin en dit long sur l’état de déliquescence des institutions libanaises et sur l’inquiétant niveau d’identitarisme et de confessionnalisme étriqué qui anime une grande partie des partis politiques traditionnels.