ANALYSES

Inde : une visite présidentielle stratégique pour la France ?

Interview
14 février 2013
Le point de vue de Olivier Guillard
François Hollande se déplace en Inde accompagné de plusieurs ministres et d’une soixantaine de chefs d’entreprises. Quels sont les enjeux de ce déplacement ?


Le chef de l’Etat et sa pléthorique suite de ministres et de capitaines d’industrie ont une feuille de route assez claire pour leur escale indienne : au-delà de l’entretien classique et nécessaire d’un partenariat stratégique (paraphé quinze ans plus tôt par Paris et New Delhi) entre deux pays ayant une estime réciproque, aucun différend ou contentieux majeur, et partageant nombre de valeurs communes (cf. valeurs démocratiques, droits de l’homme, multipolarité, etc.), il s’agira également de se pencher sur un important volet commercial (pour l’économie française notamment), mêlant notamment le secteur de l’énergie (cf. nucléaire), la défense (cf. contrat portant sur la fourniture de 126 chasseurs rafale), ou encore les transports.
Qui aurait pu imaginer une vingtaine d’années plus tôt, alors que l’économie indienne se trouvait au seuil de la banqueroute, fort repliée sur elle-même, qu’elle serait en 2013 un des rares relais de croissance de l’économie mondiale et parmi les 10 premières puissances économiques du globe…
A l’image du déplacement en cours du chef de l’Etat français, ces trois dernières années, New Delhi a été la capitale la plus visitée par la quasi-totalité des grands décideurs politiques, économiques et financiers de la planète, chacun venant qui augmenter ses parts de marché, qui vendre à un pays enfin solvable ses produits et services. Le Président américain B. Obama, la Chancelière allemande Angela Merkel, le Premier ministre britannique D. Cameron, le chef de l’Etat russe ou encore son homologue chinois, ont sacrifié, parfois l’un derrière l’autre ou presque, à ce rituel quasi-obligé. En peu de temps, l’Inde est devenue une nation courtisée ; une belle revanche en soi.

Que peut-on dire des relations commerciales, économiques et diplomatiques entre la France et l’Inde ?

Ces dernières décennies, les relations bilatérales entre Paris et Delhi ont toujours été bonnes, la compréhension entre gouvernements mutuelle, le discours policé, les visites officielles régulières à Paris comme à Delhi. Cependant, lorsque l’on évoque le sujet aujourd’hui avec des interlocuteurs indiens, à Delhi, Mumbai, Bangalore ou Hyderabad, ces derniers laissent poindre une certaine désillusion, se demandant comment en dépit de tant d’atomes crochus et de points d’intérêt commun, nos deux nations n’ont pu donner corps à plus substance. La faute est à partager entre les deux partenaires, nul doute ; aujourd’hui, malgré donc ce terrain a priori favorable, la France n’a qu’une part de marché dérisoire en Inde : à peine 1%. Cela fait bien peu pour deux « partenaires stratégiques »… Par comparaison, en 2011, les échanges commerciaux bilatéraux franco-indiens étaient de l’ordre de 8 milliards d’euros ; à la même époque, le seul déficit commercial de la France vis-à-vis de la Chine était quant à lui de 27 milliards d’euros…
Nous sommes indiscutablement à des lieues d’avoir optimisé nos potentiels respectifs, tout particulièrement aujourd’hui, avec des comptes publics indiens infiniment plus solides et une trésorerie conséquente lui autorisant une foultitude de financements divers ; un contexte propice devant à tout prix être « pris d’assaut », dans les secteurs d’excellence français, par nos acteurs économiques de référence, par ailleurs traditionnellement très appréciés au pays de feu Gandhi.

La France appuie la candidature de New Delhi à un siège de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies ainsi qu’un accès ‘aussi complet que possible’ de l’Inde à l’énergie nucléaire civile. Quels sont les enjeux géopolitiques et stratégiques derrière le soutien de la France auprès de l’Inde sur la scène internationale ?

Delhi profite du soutien de Paris – qui n’est naturellement pas la seule capitale occidentale à le faire – dans la quête du « Graal diplomatique » indien de ces dernières décennies, à savoir, dans un futur format onusien mis à jour et élargi, l’obtention d’un statut de membre permanent du Conseil de sécurité, symbole ultime de reconnaissance internationale pour les décideurs politiques de cette nation d’Asie méridionale et son 1,3 milliard de citoyens.
La « patrie des droits de l’homme » et la « plus grande démocratie du monde », un attelage qui a priori va de soi…
On ne peut toutefois s’empêcher de penser que certaines arrières pensées – aussi légitimes soient-elles en ces temps d’atonie économique mondiale, dans la zone euro et l’Hexagone tout particulièrement – plus matérialistes, économiques et commerciales, façonnent quelque peu ce soutien. Après tout, lors des cinq dernières années, l’Inde ne pointe-elle pas au 1er rang mondial des importateurs d’armes et la France au 4ème rang des exportateurs de ce type de produits à forte valeur ajoutée, sonnante et trébuchante ?

On dit de l’Inde qu’elle est la plus grande démocratie du monde. Est-ce une réalité ?

République fédérale depuis 1947 n’ayant jamais succombé – à la grande différence de ses voisins pakistanais, chinois ou bangladais – aux sirènes des coups d’Etat militaire et des régimes autoritaires, l’Inde est un pays en permanence entre deux élections (nationales, au niveau des Etats, au niveau local), à l’excès sans doute. Dans cette démocratie où les citoyens se passionnent (s’entredéchirent et se battent aussi, jusque dans les hémicycles parlementaires…) pour la « chose politique », les scrutins ont de tous temps été des affaires sérieuses prisées par la population. De fait, d’un point de vue numérique ou mathématique, il n’est aucun autre Etat de la planète à pouvoir rivaliser avec l’Inde : aujourd’hui, plus de 700 millions d’Indiens (soit une fois et demie la totalité de la population vivant dans l’Union Européenne) sont inscrits sur les listes électorales, faisant de la patrie de Nehru la « plus grande démocratie du monde ».
Cependant, si l’on prend soin de se pencher sur les conditions de vie des individus (les 2/3 des Indiens vivent avec moins de 2 $ par jour ; statut des Intouchables, entre 150 et 200 millions de personnes concernées), sur les facteurs discriminants toujours très marqués (cf. système des castes), dans une société demeurant, en zone rurale notamment (où vivent encore les 2/3 de la population indienne), fortement emprunte de féodalité, le panorama peut soudain se présenter bien différemment, assez loin de ce concept flatteur (et fort habilement marketé par les autorités) de « plus grande démocratie du monde ».

* Olivier Guillard est par ailleurs Directeur de l’information chez Crisis 24. Il est l’auteur de Géopolitique de l’Inde, Presses Universitaires de France, Paris, 2012 ; 50 petites leçons sur l’Inde, Hachette littérature, Paris, 2009.
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