ANALYSES

Tunisie : le douloureux chemin de la démocratie

Tribune
23 janvier 2014
Trois ans après la rupture de janvier 2011, la scène politique est actuellement occupée par deux pôles différents : d’une part, le parti islamiste Ennahda, vainqueur des élections d’octobre 2011 et d’autre part, le Front de Salut National constitué par une alliance d’associations diverses et de deux grands partis politiques, Nidaa Tounes et le Front populaire.

Le départ du président Ben Ali, au crépuscule du 14 janvier 2011, a laissé place à un moment transitionnel qui s’est organisé en deux séquences, celle qui a précédé les élections du 23 octobre 2011 et celle qui commence après cette consultation électorale.

Au cours de la première période transitionnelle (15 janvier 2011- 23 octobre 2011) trois gouvernements se sont succédés – les deux premiers ont été dirigés par l’ancien premier ministre de Ben Ali, Mohamed Ghanouchi et le troisième par Béji Caïd Essebssi, un ancien ministre de Bourguiba. Dans les deux cas, il s’agissait de responsables politiques de l’ancien régime. Dès la première transition, les Tunisiens ont vécu une formidable transformation de leur espace d’expression politique, avec une pluralité d’acteurs, plus de cent partis politiques, près d’un millier d’associations, des médias et une presse écrite qui abandonnent le ton rigide et convenu du passé pour adopter, très rapidement, un ton révolutionnaire. Mais cette expression qui se fait de manière plurielle se fait aussi dans le conflit sur le légitime et l’illégitime, sur les acquis du passé qui seraient à mettre en relation avec les « acquis de la révolution ». Durant cette première séquence, qui voit se mettre en place des institutions transitoires, la vie politique et sociétale s’articule autour d’une interrogation : Comment rompre avec le passé au nom des « valeurs de la révolution » ? Et si on ne peut pas rompre avec ce passé, que faut-il en garder ?

On assiste alors à un conflit entre deux types de légitimité. Pour certains, il faut sauvegarder les acquis des luttes menées par le passé et conserver la Constitution moyennant une révision du texte. Pour ces défenseurs de la légitimité constitutionnelle, il s’agissait de privilégier la stabilité et la continuité pour éviter le vide institutionnel. Mais face à eux, on a vu se dresser d’autres Tunisiens qui s’inscrivaient dans une logique de rupture absolue du cadre constitutionnel. En mobilisant la rue et en appelant à la dissolution des institutions de l’ancien régime, ces tenants de la légitimité révolutionnaire ont finalement imposé leur choix. Ce conflit des légitimités a modifié la nature de la transition, la contraignant à changer de cap. L’élection présidentielle qui devait être organisée rapidement, avant même la révision de la Constitution, a été abandonnée au profit de l’élection d’une Assemblée constituante.

Le 23 octobre 2011, les Tunisiens ont élu les 217 députés de cette Assemblée. La représentation proportionnelle au plus fort restant avait été délibérément choisie pour empêcher les islamistes d’obtenir la majorité des sièges et de gouverner de façon hégémonique. Avec un taux d’abstention élevé, surtout chez les jeunes, la victoire relative d’Ennahda (89 sièges sur 217), s’explique par leur statut de victimes sous l’ancien régime et par leur image de probité. Mais Ennahda ne gouvernera pas seule. Selon le schéma politique choisi, elle s’allie avec deux autres partis non islamistes, le Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki, qui occupe 30 sièges à l’Assemblée et Ettakatol de Mustapha Ben Jaafar (21 sièges). Les rapports entre l’Assemblée constituante, le gouvernement provisoire et la présidence de la République sont en fait régis par une loi relative à l’organisation des pouvoirs publics, également appelée « petite constitution ». Selon ce texte, la formation politique majoritaire choisit un Premier ministre, chargé de former le gouvernement : ce fut donc l’islamiste Hamadi Jebali. Mustapha Ben Jaafar sera président de l’Assemblée et Moncef Marzouki président de la République. Selon cette loi, l’essentiel du pouvoir exécutif revient au chef du gouvernement, tandis que le chef de l’Etat, qui est aussi le chef des armées ne dispose que de peu de pouvoirs, si ce n’est un droit de véto. La marge de manœuvre des non-islamistes est donc d’emblée en situation de faiblesse par rapport à Ennahda.

Cette troïka, qui doit gouverner le pays, forme une nouvelle élite qui a fait campagne sur le thème de la rupture par rapport à la gouvernance de Ben Ali. Nous sommes donc devant un paysage politique totalement modifié qui s’est mis en place selon des modalités jusque-là inédites en Tunisie. Mais les atouts de cette nouvelle élite politique allaient rapidement s’avérer être des handicaps majeurs. N’ayant jamais occupé de responsabilités politiques ou administratives, ces nouveaux acteurs élus manquaient dramatiquement d’expérience, de compétence et de vision politique.

L’amateurisme avec lequel les décisions politiques ont été prises interpelle rapidement de nombreux Tunisiens qui n’avaient pas le sentiment d’être représentés par les nouvelles instances dirigeantes. En effet, au lieu d’élargir le pouvoir en offrant des postes de responsabilité aux acteurs de la révolution, les nouveaux dirigeants et, en particulier, les islamistes qui concentraient entre leurs mains l’essentiel du pouvoir ont distribué à leurs collègues et amis des milliers de postes et fonctions dans la haute administration centrale et locale.

Femmes, artistes, jeunes, nationalistes arabes, acteurs de la gauche laïque, syndicalistes ou encore magistrats se sont sentis exclus d’une vie politique qu’ils ont largement contribué à transformer. La marginalisation d’une partie de la société remettait en question les normes politiques adoptées dans cette Tunisie nouvelle, c’est-à-dire le consensus politique et la représentation politique.

Lésés dans leur participation à la vie politique et excédés par l’aggravation de la crise économique et sociale, de nombreux Tunisiens ont vu dans le comportement clientéliste d’Ennahda, le prolongement du népotisme de Ben Ali. Qui plus est, ces dérives d’Ennahda n’étaient nullement freinées ou dénoncées par les autres membres de la troïka. Les acteurs de cette période transitoire avaient-ils réellement réalisé la mission qui était la leur durant cette période ? N’avaient-ils pas été élus pour rédiger la Constitution, pour répondre aux demandes économiques et sociales des Tunisiens et conduire le pays jusqu’aux prochaines élections ?

Ce hiatus entre le mandat précis qui avait été confié aux « vainqueurs » des élections et le comportement hégémonique des islamistes d’Ennahda a provoqué un climat de tension extrême, de violence et de répression contre les manifestants, les syndicalistes, les journalistes ou encore les artistes. Ils dénonçaient tous les dérives autoritaires du gouvernement, son manque de compétence à gérer les affaires du pays et sa volonté d’écarter tous ceux qui n’étaient pas prêts à faire allégeance à Ennahda et à son chef, Rached Ghanouchi.

Malgré son faible score, Ennahda devenait ainsi un parti dominant qui use des mêmes méthodes répressives que celles pratiquées par Ben Ali. La tension, l’incompréhension et la mal-vie des Tunisiens font naître un sentiment de défiance de la part de la société civile et provoquent fissures et recompositions au sein des formations politiques, y compris celles qui composent la Troïka. Ettakatol connaît une véritable hémorragie dans ses rangs, le CPR de Moncef Marzouki éclate donnant naissance à quatre partis politiques et Ennahda connaît au moins trois courants idéologiques fort différents en son sein, même si contrairement aux autres partis politiques, les militants d’Ennahda respectent une discipline.

Plus largement, le champ politique se divise en deux pôles antagonistes : les islamistes et les « modernistes ». Tandis que les premiers se considèrent en accord avec l’identité arabo-musulmane du pays, pour les seconds, les islamistes sont fondamentalement opposés à la démocratie. Le discours se fait violent et s’articule dans les deux cas sur l’exclusion de l’autre, sa delégitimation, voire son éradication. Sur fond de crise de confiance, les « modernistes » accusent le gouvernement de laxisme et de connivence avec les salafistes. L’impunité des salafistes qui sont à l’origine de nombreuses exactions, dont l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis le 11 septembre 2012, a conduit les modernistes à croire que les salafistes n’étaient que « le bras armé » d’Ennahda. Mais la réalité est autre. En effet, si le salafisme politique est bien implanté sur la scène politique tunisienne à travers une dizaine de partis, le gouvernement s’est fait déborder sur sa droite par le salafisme jihadiste qu’elle a eu du mal à contenir. Les actes de violence dans les zones frontalières et dans la région du Mont Chaambi montrent l’incapacité du gouvernement à venir à bout de ces éléments terroristes, très probablement aidés par des groupes terroristes étrangers. Mais l’assassinat de deux responsables politiques de la gauche tunisienne imputés aux salafistes et restés impunis et le manque de communication du gouvernement ont achevé d’exacerber la crise de confiance entre les deux pôles de la société.

Une grande partie de l’opposition, appuyée par la société civile considère alors qu’elle n’a plus rien à attendre de cette équipe dirigeante élue pour un an et dont la légitimité a donc prit fin le 23 octobre 2012. Elle demande le départ du gouvernement. Or, la troïka considère qu’elle a été élue pour rédiger la Constitution, et pense être légitime pour achever sa rédaction sans fixer pour autant une deadline ni de dates pour les prochaines élections.

Face à la détermination du gouvernement de se maintenir au pouvoir contre vents et marées, en invoquant sa légitimité électorale, l’opposition, relayée par la société civile, n’entend pas désarmer. L’assassinat d’un député de la gauche, Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013 et la déposition du président égyptien Mohamed Morsi, démocratiquement élu, soudent l’opposition et l’incitent à revendiquer le départ du gouvernement tunisien.

L’opposition occupe la rue et provoque un gigantesque sit-in au Bardo, face au siège de l’Assemblée Constituante. Durant tout l’été, hommes, femmes et enfants occupent jour et nuit cette place en donnant un aspect festif à leur demande. Le combat ne se juge plus à sa force mais à sa détermination.

Mais si la mobilisation populaire permet d’exprimer le rejet du mode de gouvernance de la troïka, elle ne permet pas pour autant de dénouer la crise. Quatre institutions pivots vont dépasser la contestation en proposant une sortie de crise. l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT), l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA) d’origine patronale, la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH) et l’Ordre des avocats. Ils proposent et obtiennent un « dialogue national » qui regroupe l’ensemble des partis et coalitions qui siègent au sein de l’Assemblée Nationale Constitutionnelle. Ce « dialogue national » est censé dénouer la crise dans laquelle s’enfonce la Tunisie depuis un an et trouver un « compromis historique » par le biais d’un gouvernement composé de personnalités indépendantes mais compétentes qui puisse remettre le pays sur de bons rails. Ce gouvernement, qui sera conduit par Mehdi Jomâa, un technocrate de 51 ans qui travaillait en France pour une filiale de Total, devra assurer l’alternance politique, sortir le pays de la crise économique et organiser les prochaines élections. Le défi est immense, mais il a l’avantage de sortir de pays de l’impasse. Provisoire et ô combien fragile, ce dénouement montre qu’en Tunisie, la société civile peut jouer un rôle de garde-fou qui ramène la société politique dans les clous de la démocratie. Mais dans le même temps, la formation de ce gouvernement de technocrates, sorte de pause dans le conflit politique, ne signe-t-elle pas l’échec du « modèle tunisien » fondé sur la recherche d’un consensus et la nécessité du partage du pouvoir ?

Quant aux islamistes d’Ennahda, ce retrait du gouvernement peut leur être bénéfique. Ils perdent une bataille certes, mais l’épisode égyptien leur indique que la conquête du pouvoir ne saurait être une finalité en soi. Ils ont à présent largement le temps de préparer les prochaines élections en tirant les leçons de leur exercice du pouvoir.

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