ANALYSES

Thaïlande : situation insurrectionnelle dans l’ancien Siam ; un bis repetita prévisible

Tribune
2 décembre 2013
Même dans une région Asie-Pacifique pourtant familière des soubresauts politiques, des coups d’Etat militaires et autres situations politico-sécuritaires atypiques (3), le cas thaïlandais interpelle : dans quelle autre capitale asiatique (voire même dans combien d’autres pays du globe) peut-on en effet voir des manifestants s’emparer sans coup férir des symboles du pouvoir exécutif (cf. ministère de l’Intérieur, des Affaires étrangères, etc.) plusieurs journées durant, sans que les autorités d’un gouvernement démocratiquement élu et les forces de l’ordre ne tentent d’enfreindre leur action ?

Retranchées le 1er décembre derrière de hautes palissades de béton et des rangées de fils de fer barbelé pour empêcher les manifestants anti-gouvernementaux – les « chemises jaunes (4) » – d’envahir le siège du gouvernement et le quartier-général de la police, les forces de sécurité s’employaient à la retenue et à la patience, les chefs de la police et de l’armée appelaient au dialogue et à la raison plutôt qu’à l’affrontement et aux chaos.

Des appels dont on se demande s’ils sont suffisamment sérieux, audibles et crédibles pour être entendus des protestataires. Les forces de l’ordre n’ont jusqu’alors pas donné l’impression de vouloir à tout prix compliquer l’action de ces « chemises jaunes » réclamant ni plus ni moins que la dissolution du Parlement et la démission pure et simple de la cheffe du gouvernement, l’élégante Yingluck Shinawatra (en poste depuis août 2011), sœur du magnat et lui-même ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra (entre 2001 et 2006). Un leader politique – milliardaire au discours populiste – d’une essence inhabituelle (5) dans l’histoire moderne de ce royaume bouddhiste, bouleversant les usages et les lignes usuels du pouvoir, mettant à mal le système et le confort d’une influente élite urbaine, industrielle, adossée au palais royal et à l’influente armée.

Quelles suites vraisemblables à cette nouvelle éruption sociétale ?


En une semaine, le nombre de protestataires anti-gouvernementaux présents dans les rues de la dynamique Bangkok a fondu d’une manière considérable ; ils étaient 200.000 le 24 novembre, leur total se comptait en dizaines de milliers tout au plus le 1er décembre. Cependant, si la volumétrie indiquerait un certain affaiblissement de la mobilisation, la détermination du leader des « chemises jaunes » et de ses troupes semble demeurer intacte, jusqu’au-boutiste.

Quatre personnes – les premières victimes recensées depuis le début de cet épisode insurrectionnel – ont perdu la vie ce weekend ; plusieurs dizaines d’autres ont été blessées. Des chaines de télévision nationales ont été investies par ces protestataires anti-gouvernementaux tandis qu’un bâtiment de la police dans lequel se trouvait alors la Première ministre était à son tour la proie des manifestants, obligeant Y. Shinawatra à le quitter en catimini sous protection policière.

Le général Prayuth Chan-ocha, l’influent chef de l’armée de terre, est intervenu dimanche pour laisser entendre son souci de voir les forces de l’ordre (c’est-à-dire la police, laquelle a eu recours ces derniers jours à abondance de gaz lacrymogène pour disperser ou repousser les protestataires les plus hardis) observer une certaine retenue ; un signal tout sauf anodin de la part de ce responsable militaire dont le quartier-général fut également pris d’assaut vendredi – mais sans violence aucune – par les « chemises jaunes ». De là à penser que l’institution militaire est à l’avant-veille d’intervenir pour mettre fin à cette situation ubuesque – sous la forme d’un énième coup d’Etat militaire ; il est vrai qu’elle en est coutumière (6) – , il y a loin.
En revanche, l’humeur du moment de l’armée, soutien inconditionnel de la monarchie, est à présent connu et affiché : à minima, l’institution militaire se propose – s’impose serait plus adapté – comme une médiatrice incontournable (et qu’il s’agit d’écouter attentivement) entre les parties aux positions aussi irrédentistes que leurs couleurs sont dissemblables.

On ne croît pas davantage en l’état des choses à la possibilité pour les hommes en uniforme de démettre (d’une manière ou d’une autre) sans danger (7) l’actuelle cheffe de gouvernement et/ ou de dissoudre l’assemblée nationale pour convoquer des élections qui, si elles devaient être organisées à court terme, redonneraient probablement une majorité arithmétique au Puea Thai (8) de la famille Shinawatra. Pour l’heure, le prochain scrutin législatif national demeure – a priori – programmé en juillet 2015.

On donne pareillement peu de crédit ou de chance de succès aux exhortations à la démission du gouvernement rugies ces derniers jours par Suthep Thaugsuban, le véhément leader des manifestants, parlementaire, ancien secrétaire-général du Parti démocrate et ancien vice-Premier ministre (entre 2008 et 2011) sous le gouvernement d’Abhisit Vejjajiva.

Certes, cette situation fragile pouvant à tout moment prendre un tour plus dramatique doit peser de plus en plus lourdement sur les fines épaules de l’affable madame Shinawatra ; une Première ministre dont l’expérience et les nerfs demeurent, deux ans après son entrée en fonction, encore sujets à interrogation, à qui l’on donne moins du « Dame de fer » qu’à son homologue voisine et plus expérimentée, elle aussi aux prises avec une opposition bien impétueuse, Sheikh Hasina Wajed, Première ministre du Bangladesh.

Quelles conséquences directes de cette (nouvelle) crise politique ?

Déjà entamés ces dernières années par ces éruptions antigouvernementales sans fin, une instabilité gouvernementale inquiétante (9) et une violence politique que l’on ne soupçonnait pas au « pays du sourire », qui plus est dans un royaume bouddhiste (10) aussi accueillant, l’image de la Thaïlande sur la scène internationale et son crédit auprès des investisseurs étrangers en ressortent considérablement affaiblis. Cinq ans plus tôt, un mouvement protestataire antigouvernemental, proche de l’opposition actuel, avait bloqué plusieurs jours durant les deux principaux aéroports de la capitale, contraignant 100.000 passagers (dont 1.600 Français rapatriés le 1er décembre 2008) à prolonger contre leur gré leur séjour en terre thaïlandaise. Un épisode qui avait choqué plus d’un responsable économique étranger, miné significativement la réputation de cette destination économique où l’état de droit et l’ordre public – pour ne pas parler du respect des valeurs démocratiques – apparaissaient bien fragilisés. Le gouvernement d’alors était dirigé par Somchai Wongsawat, beau-frère de Thaksin Shinawatra…

La période actuelle de trouble – dont l’issue demeure incertaine pour bien des gens – affecte notamment le dynamique secteur touristique (+16% de visiteurs supplémentaires en 2012), un pôle important pour l’économie de l’ancien Siam (environ 7% de son PIB ; 22 millions de visiteurs étrangers en 2012), dans un contexte hier encore fragile (croissance du PIB de +0,1% seulement en 2011). En 2011 toujours, des inondations automnales catastrophiques avaient également considérablement affecté la population – plusieurs centaines de victimes – et sinistré les infrastructures et l’économie du pays (à hauteur d’une dizaine de milliards d’euros).

Le 5 décembre, dans à peine trois jours, comme il est de tradition de le faire dans le royaume, les 67 millions de Thaïlandais célèbreront l’anniversaire (le 86e) de leur vénéré souverain Rama IX, Bhumibol Adulyadej, dont le règne est aussi étendu (débuta en 1946) que sa santé serait aujourd’hui fragile, à l’image de l’harmonie nationale, aux lignes de fracture sévères et tranchées. Une journée que les autorités (militaires notamment) et une majorité de Thaïlandais ne conçoivent que dans un cadre plus apaisé, à défaut d’être serein et le lourd contentieux réglé.

Si tel était alors le cas, cet apaisement de façade laisserait toutefois en l’état cette grave crise de société et repousserait à plus tard une inévitable nouvelle éruption ; aussi longtemps que l’influent establishment national – des décennies durant seul maitre à bord aux côtés du roi – n’acceptera pas le verdict des urnes, la primauté de la règle démocratique et le principe de l’alternance politique, ce différend demeurera en l’état. Et ces incidents, ces manifestations, ces défiances et leur cortège de démissions (forcées) se répéteront, minant plus encore les fondations désormais fragiles de la société thaïlandaise contemporaine.

(1) Lorsque le pouvoir d’alors – aux mains des démocrates, ceux-là même qui manifestent aujourd’hui contre le gouvernement de Madame Y. Shinawatra dans les rues de Bangkok et du reste du royaume – avait ordonné l’assaut sur un camp retranché d’opposants – les « chemises rouges » ; pro-T. Shinawatra – installé depuis plusieurs semaines dans le centre de la capitale, une centaine de manifestants perdirent la vie dans le violent assaut des forces de l’ordre. Le nombre des blessés approchait les 2.000.
(2) 33eme économie mondiale en 2012 selon le FMI.
(3) cf. guerre en Afghanistan ; transition post-junte chez le voisin birman ; dictature stalinienne en Corée du nord.
(4) Individus globalement proches de l‘establishment et des milieux d’affaires, royalistes convaincus, représentants des élites urbaines, de la Thaïlande d’en haut.
(5) Dont le discours en direction de la Thaïlande d’en bas séduit depuis une douzaine d’année les franges modestes de la société thaïlandaise (population rurale du nord-est ; agriculteurs) – un électorat aujourd’hui numériquement majoritaire et de moins en moins disposé à se laisser dicter son quotidien par des élites de Bangkok faisant peu de cas des règles démocratiques et de l’alternance politique.
(6) Le dernier d’une (longue) série de 18 (depuis l’instauration de la monarchie constitutionnelle au début des années 30) ne remontant qu’en 2006 et qui bouta hors du pouvoir le frère de la Première ministre actuelle.
(7) Cf. risque de mobilisation et de violences avec les sympathisants du gouvernement, les « chemises rouges ».
(8) Le parti dispose aujourd’hui de 265 sièges sur 500 à l’Assemblée nationale ; le Parti Démocrate des « chemises jaunes », une centaine de moins – 159).
(9) Six Premiers ministres distincts se sont succédé depuis 2006 et le « départ » en exil de T. Shinawatra.
(10) Nonobstant l’existence par ailleurs, depuis bientôt une décennie, d’une violente insurrection séparatiste musulmane dans les provinces méridionales de culture malaise (plus de 5.000 morts).

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