ANALYSES

France-Québec : de la laïcité à l’islamophobie

Tribune
22 novembre 2013
Par Charles Thibout, ancien assistant de recherche à l’IRIS
Car, à n’en pas douter, le rejet des musulmans en France comme au Québec est palpable. Un sondage Ipsos paru dans Le Monde en janvier dernier en faisait d’ailleurs état(1). En France, ce rejet s’est construit à partir d’un terreau historique très riche (histoire coloniale, Guerre d’Algérie, anticléricalisme) puis s’est accentué après les attentats du 11 septembre 2001. Dès les années 1980, le rejet de l’islam est manifeste, comme le soulignent les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed (2) : la non-sécularisation des immigrés d’Afrique du Nord était inconcevable aux yeux de certains Français, qui y ont vu le signe d’un échec de l’intégration.

Au Québec, comme dans le reste de l’Amérique du nord, le rejet de l’islam prend un essor significatif à la fin de la Guerre froide. Alors que la crainte du communisme s’effondre, l’islam prend sa place en tant que facteur de risque majeur dans les relations internationales. Cette transition s’opère à grand renfort de travaux de chercheurs, à l’instar du Choc des civilisations de Samuel Huntington, qui mettent en exergue une dichotomie absolue, principielle et civilisationnelle entre « l’Occident » et « l’Islam ».

Des deux côtés de l’Atlantique, ce sont les attentats du 11 septembre 2001 qui exacerbent cette aversion à l’endroit de l’Islam. Loin de se cantonner à une critique théologique, des intellectuels, des politiques et des journalistes produisent un « méta-discours »(3) sur les musulmans qui engendre une essentialisation de populations aux langues, aux cultures, aux statuts sociaux pourtant très disparates. Dans une certaine mesure, on peut parler de racialisation en tant que l’on assiste à des analyses, des interprétations de comportements de présumés musulmans à l’aune de leur supposée appartenance religieuse. En effet, il s’opère une confusion entre apparence, trait physique et appartenance religieuse, qui mène à l’idée selon laquelle existerait une opposition ontologique entre islamité et occidentalité.

De même qu’en France la fabrication du « problème musulman » est sous-tendue par l’idée d’une identité nationale qui serait en péril, les souverainistes québécois défendent depuis des semaines un projet de loi sur l’instauration d’une « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodements », naguère appelée « Charte des valeurs québécoises ». Tandis que le gouvernement fédéral canadien, quoique laïc, défend une position multiculturaliste, les souverainistes québécois se sont emparés de la question de la laïcité pour promouvoir leurs différences culturelles vis-à-vis d’Ottawa. Davantage même, la laïcité à la française étant, telle que les interprétations contemporaines de la loi de 1905 en font, un ethnocentrisme dissimulé sous la bannière de l’universalisme, les souverainistes québécois l’ont accaparée pour légitimer la poursuite de leur combat et, dans le même temps, renforcer leur identité nationale en l’opposant à l’Islam et au reste du Canada dont la tolérance à l’égard des religions est plus importante. Derrière cette opération, le message véhiculé est celui d’un Islam dont les valeurs seraient antinomiques avec la laïcité que promeut l’identité québécoise. Laïcité qui, si l’on considère le crucifix qui trône dans le Salon bleu de l’Hôtel du Parlement du Québec – où se tiennent les séances de l’Assemblée nationale –, reste fortement teintée de christianisme.
A l’instar de la France, ces dernières années, le Québec, sous la houlette des souverainistes, tente d’imposer un modèle de laïcité aux antipodes de la loi de 1905 qui fixe la séparation des Eglises et de l’Etat. La démarche tend bien davantage à exclure les religions qui ne cadrent pas avec les visées indépendantistes des élites politiques qu’à instaurer la neutralité religieuse au niveau provincial. Et, si l’Islam est visé au premier chef, c’est qu’il ne coïncide pas avec cette forme de laïcité qui n’est in fine qu’une manifestation supplémentaire du profond ancrage des schèmes judéo-chrétiens dans nos sociétés.

(1) Stéphanie Le Bars, « La religion musulmane fait l’objet d’un profond rejet de la part des Français », http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/01/24/la-religion-musulmane-fait-l-objet-d-un-profond-rejet-de-la-part-des-francais_1821698_3224.html, 24 janvier 2013.
(2) Voir HAJJAT, Abdellali et Marwan MOHAMMED, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013.
(3) Voir CÉSARI, Jocelyne, L’Islam à l’épreuve de l’Occident, Paris, La Découverte, 2004.

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