ANALYSES

« L’acceptation des musulmans est le test de crédibilité de notre République laïque »

Tribune
18 novembre 2013
Par  Bariza Khiari, vice-présidente du Sénat
Nous fêtons cette année le 30e anniversaire de la Marche pour l’égalité. La Marche pour l’égalité était désignée « Marche des Beurs » et cette simple dénomination a contribué à profondément modifier le message de la Marche, à l’insu de ses organisateurs et de ses participants. Le paradigme de l’égalité républicaine que je défendais a été récupéré par le paradigme de la lutte antiraciste. Et nous eûmes le 21 avril 2002. Echec de la lutte antiraciste. Et nous avons vu comment le « Touche pas à mon pote » et plus tard le pendant féminin « Ni putes, ni soumises » ont permis aux pouvoirs publics de s’affranchir de leur responsabilité tout en évinçant la problématique de l’Egalité réelle.

Puisque nous parlons de lutte antiraciste, un mot d’actualité : nous vivons aujourd’hui avec l’affront fait à Christine Taubira, et l’invraisemblable « retard à l’allumage », dans la dénonciation de la campagne haineuse dont elle est victime depuis sa prise de fonction. Le niveau d’indignation est tombé bien bas ou alors nous n’avons plus de grandes voix qui parlent à nos consciences ! L’affront fait à Christiane Taubira révèle des milliers de propos racistes fait dans le silence à des anonymes.

En attendant, les descendants des travailleurs immigrés tentaient en vain, non de s’intégrer, mais juste d’être reconnus en fonction de leurs seuls mérites et compétences. Ceux qui ont réussi sont doublement méritants. Leur réussite s’inscrit dans un contexte économique qui n’a plus rien à voir avec les 30 glorieuses et dans un contexte politique où la laïcité, travestie par des forces d’extrême droite, était devenue l’instrument de stigmatisation de millions de nos concitoyens les faisant passer du statut d’enfants d’immigrés à celui de musulmans.

Statut oh combien plus commode pour porter tous les maux de la terre. Le musulman est devenu au fil du temps la nouvelle figure de l’Autre. Les descendants d’immigrés, nés Français, sont maintenant désignés comme musulmans pour mieux les enfermer dans une identité allogène et forcément pathogène.

Dès lors, pourquoi s’étonner si certains de ces jeunes s’emparent de la religion comme d’un bras d’honneur pour mieux se faire entendre face à une société qui les rejette. L’instrumentalisation de toute une génération a bien réveillé une conscience identitaire. C’est dit en quelques mots : « A la mosquée, j’existe ».

J’ai franchi, à un moment donné, une ligne blanche en estimant qu’il était de ma responsabilité de parler politiquement de l’Islam pour dire qu’il fallait cesser de stigmatiser une partie de la population, pour dire qu’il fallait cesser, après avoir ethniciser la question sociale, de la confessionnaliser.

On me l’a reproché car à gauche, c’est une faute que de parler de religion, quand bien même il n’avait échappé à personne qu’une partie de la population était devenue, un bouc émissaire bien commode, un moyen de diversion fort utile pour esquiver les véritables questions sociales et économiques.

Et c’est dans une indifférence générale qu’un parti de gauche a pu déposer une proposition de loi visant à interdire aux nounous le port du voile dans l’espace privé au mépris, entre autre, de l’arsenal anti-discrimination du Code du travail. Cette initiative parlementaire a heureusement fait long feu, mais illustre bien le désarroi d’une Nation qui a perdu toute boussole et que se livre, toute entière, à son côté obscur.

Mes chers amis, l’acceptation des musulmans est le test de crédibilité de notre République laïque.

Pourquoi ? Pour en revenir aux Marcheurs de 1983 dont nous fêtons le 30e anniversaire, ils ont été désignés par les termes de Beurs, enfants d’immigrés, sauvageons, racailles, jeunesse des cités, minorités visibles, diversité, islamiste, voire terroriste. Toutes ces appellations vont s’effacer avec le temps, mais pour ceux qui sont musulmans et ils sont quelques millions, ils le resteront pour trois raisons :

– La première est, de mon point de vue, que la spiritualité est inhérente à la nature humaine et en période de crise, il y a un besoin de sens qui se fait davantage jour ;
– La deuxième parce qu’il ne faut jamais négliger la portée émancipatrice de la transmission car quand on lutte, on a besoin de ce quelque chose qui s’appelle une origine. C’est un matériau nécessaire pour s’inscrire dans une histoire collective, ouverte aux réinterprétations. Comme beaucoup de musulmans de France, je revendique cet héritage ;
– La troisième : pour paraphraser Jean-Paul Sartre qui nous dit dans la Question juive que c’est l’antisémite qui fait le juif, c’est donc l’islamophobe qui fait le musulman.

Si l’islam est devenu dans le monde un sujet politique, sa diabolisation est incontestablement une impasse. Nous devons être capables de lutter contre l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques sans stigmatiser les musulmans et donner à chacun les moyens d’exercer dignement sa pratique religieuse sans transiger sur les principes républicains.

Programme difficile car je fais, avec d’autres, ce diagnostic désabusé et inquiétant : « la droite n’aime pas les immigrés, la gauche n’aime pas les musulmans », propos écrits dans un ouvrage sur l’intégration.

Les Français et résidents de confession musulmane doivent se battre sur deux fronts :
– l’un, à droite, afin de faire valoir leur légitimité en tant que Français ou résidents, en dépit de leurs origines ;
– l’autre, à gauche, afin de faire valoir leur citoyenneté, leur capacité de penser, de juger, malgré leur foi. La foi, en générale, est considérée, à tort, comme contraire à l’idée d’émancipation.
« Mal nommé les choses, c’est participer au malheur du monde »
Pendant ce temps, les essayistes dialoguent dans la presse pour savoir si oui ou non le terme d’islamophobie est pertinent pour décrire la violence symbolique et parfois physique dont sont victimes ceux qui « réellement » ou « supposément » seraient musulmans.

Quand cette notion a commencé à être utilisée pour dénoncer le climat politique, certains intellectuels ont voulu discréditer le terme pour « vice de forme » : ils arguaient notamment du fait que cette notion avait été lancée par l’ayatollah Khomeini. Puis, il est apparu que ce terme était né au début du XXème siècle, forgé par l’administration française. Le nouvel angle d’attaque consiste donc aujourd’hui à dire que la notion est non pertinente car, elle tend à faire de l’islam un objet inaccessible à la critique et que l’étendard de l’islamophobie serait le nouvel instrument du fondamentalisme. C’est faire fi de toutes les attaques racistes dont sont victimes des personnes en raison de leur religion réelle ou supposée. Cela ne doit surtout pas se nommer ! « Mal nommé les choses, c’est participer au malheur du monde », disait Albert Camus.

La France vit une crise identitaire grave. Autrefois, le métier occupé, la profession, était un élément d’identification puissant. Mais la précarisation des trajectoires professionnelles a dilué ce pouvoir magnétique, et les individus en quête de repères se tournent ou redécouvrent des identités alternatives. L’allégeance nationale se dissout dans des allégeances infra ou supra nationales, et parmi celle-ci, la religion.

Le précédent quinquennat avait fait de la division nationale un axe politique : les assistés versus les contributeurs fiscaux, les musulmans versus les chrétiens, le curé versus l’instituteur, Paris versus le reste de la France.

Aujourd’hui, certains utilisent et revendiquent leur foi comme supérieure à la loi et ils ne sont pourtant pas musulmans. Je veux parler d’élus qui refusent d’appliquer la loi de la République. Ceux-là, et quel que soit leur confession, mettent réellement par leur désobéissance civile la République à l’épreuve.

Quant aux musulmans, Il faut nous interroger. Peut-être avons-nous une part de responsabilité. Je vous invite à un décryptage différent de la primaire socialiste ouverte à l’ensemble des Marseillais. Cet exercice démocratique inédit mettait en lice six candidats pour la tête de liste PS aux municipales. Les habitants des quartiers populaires sont allés voter en masse et surprise, ils ont placé en tête du premier tour Samia Ghali, sénatrice-maire du 15ème arrondissement de Marseille.

En qualifiant ce vote de communautaire, les élites de notre pays ont, sans retenue aucune, renvoyé les Français issus de l’immigration à leur identité. Et nous avons vu se constituer un front pour éliminer une militante socialiste d’origine maghrébine qui a pourtant réussi à s’imposer grâce à la légitimité des urnes. Une élue qui, de surcroît, revendique dans son militantisme, le souci des classes populaires.

Primat à la citoyenneté, non à l’identité
Les marcheurs qui militaient pour le primat de la citoyenneté sont à travers ce fait politique marseillais, trois décennies plus tard, encore une fois renvoyés à une identité fantasmée. Autant dire qu’après « X » générations, une Samia Ghali reste « non issue du corps traditionnel français ». C’est bien essentiellement cette différence qui dérange jusqu’en haut lieu. Vieux démons, quand tu nous tiens ! Alors, comment dans ces conditions réaffirmer sans cesse que la République est un corpus de principes, de valeurs et surtout un projet !

Cet événement politique marseillais marque surtout l’incapacité des partis politiques à promouvoir des parcours exemplaires, voire même à laisser faire le jeu démocratique. Du reste, cela n’empêche pas les discours lénifiants et tant de fois recyclés sur la nécessaire conformité des assemblées à la société française dans la richesse de sa diversité. Combien de responsables l’ont réellement compris dans les appareils politiques et surtout combien ont-ils agi ? Très peu. Au PS, Martine Aubry, vraie femme de gauche, qui a bousculé l’appareil sur la question de la diversité et le non cumul des mandats et Laurent Fabius assurément, en homme d’Etat d’abord et aussi parce qu’il fait passer l’engagement et les compétences avant l’appartenance.

Où se trouve la réponse : nous comptons sur les intervenants de ce colloque pour nous donner quelques clefs. La réponse, encore et toujours, est dans l’ouverture d’esprit et la connaissance de l’Autre. Elle est dans la laïcité. Non pas une laïcité positive, ni de laïcité ouverte, ni confiante, ni radicale, mais, pour reprendre l’expression récente de Jean-Louis Bianco, à la tête de l’Observatoire de la laïcité, mais d’une laïcité de « sang froid ».

Ce n’est pas l’islam qui met la République à l’épreuve ; c’est les peurs d’une Nation en crise et qui doute d’elle-même. La résolution de cette crise qui est profonde passe, en partie et en partie seulement par un discours politique assumé et en actes sur l’islam, l’islamophobie et les musulmans, condition nécessaire pour retrouver le sens d’un récit républicain commun.
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