ANALYSES

Relations Japon-Russie : l’embellie ?

Tribune
6 novembre 2013
Autre signe d’une embellie des relations diplomatiques : la Russie a approuvé l’idée d’une participation du Japon à la conférence internationale sur la Syrie qui doit se tenir à Genève.

En réalité, cette relation nippo-russe avance déjà à grands pas depuis plusieurs années sur le plan économique.

Des relations économiques en pleine expansion

Les échanges commerciaux entre la Russie et le Japon se sont établis à 32 milliards de dollars en 2012, 5,3 % de plus qu’en 2011. Rappelons qu’en 1992, les échanges étaient de 3,48 milliards de dollars, qu’ils avaient atteints jusqu’à 29,77 milliards de dollars en 2008 pour ensuite fléchir nettement en 2009, puis atteindre près de 24 milliards en 2010 (3). Les échanges sont très marqués. Les importations russes de produits japonais sont ainsi constituées à 62 % d’automobiles, tandis que les importations japonaises de produits russes sont dominées à 76 % de produits énergétiques (4).

Aussi, si la Russie n’est que le 15e partenaire commercial du Japon, elle lui fournit 10% de son gaz naturel liquéfié, un argument de poids quand on sait que le Japon est pratiquement dépourvu de ressources en énergie et que tous ses réacteurs nucléaires sont à l’arrêt actuellement.

Le Japon est aussi un important investisseur en Russie, dans le top 10 avec 3 % du stock d’investissements étrangers, soit 10,7 milliards de dollars en 2012 (5).

Le Japon investit massivement pour mettre en valeur les ressources énergétiques de l’Extrême-Orient russe. Un exemple de la coopération en matière énergétique est celui d’un champ pétrolier en mer d’Okhotsk(6). « Le Japon et la Russie ont signé un accord mercredi 29 mai pour développer conjointement une zone potentiellement riche en pétrole et gaz dans la mer d’Okhotsk, au large de l’Extrême-Orient russe. Le géant pétrolier Rosneft, contrôlé majoritairement par l’Etat russe, et la compagnie pétrolière Inpex, dont l’Etat nippon est le premier actionnaire, ont conclu un protocole visant à explorer et exploiter deux blocs situés à une centaine de kilomètres au sud de la ville de Magadan. « Cette zone au large de Magadan est pressentie pour renfermer d’importantes réserves de pétrole et gaz » , a expliqué Inpex dans un communiqué. D’après le quotidien nippon Yomiuri, « les réserves seraient estimées à 3,4 milliards de barils, soit l’équivalent des besoins du Japon en pétrole importé pendant trois ans. Inpex a précisé qu’elle disposerait des droits sur un tiers des hydrocarbures de la zone. (…) Le journal Yomiuri a précisé qu’une société publique japonaise allait financer entre 50 et 75 % des coûts d’exploration, dont les travaux doivent débuter en 2017 pour une exploitation prévue à partir du courant des années 2020. Le mois dernier, le Premier ministre japonais Shinzo Abe et le président russe Vladimir Poutine s’étaient mis d’accord pour coopérer au développement de l’Extrême-Orient russe et de l’Est de la Sibérie, au cours de la première visite officielle en dix ans d’un chef du gouvernement japonais en Russie. »

En effet, à l’issue de cette rencontre, une déclaration commune appelait à « l’expansion de la coopération dans le domaine de l’énergie, ce qui inclurait la fourniture d’énergie à des prix compétitifs pour le Japon, l’établissement d’une « plateforme d’investissement Japon-Russie » et aussi l’expansion d’une « coopération mutuellement bénéfique » dans les infrastructures de transport, l’environnement urbain, l’industrie alimentaire et les technologies médicales. (7)

C’est l’intérêt convergent de Tokyo et de Moscou de développer leurs relations bilatérales. La Russie fait aussi de l’Asie orientale une priorité et a annoncé comme Washington son « pivot » vers cette région(8). Pour la Russie, renforcer ses liens économiques avec le Japon est intéressant alors que la stagnation économique en Europe de l’Ouest et le développement des gaz de schiste font qu’il est plus difficile pour Moscou d’écouler ses hydrocarbures. Moscou veut aussi bénéficier des technologies japonaises pour mettre en valeur son Extrême-Orient. Pour le Japon, la crise de Fukushima a marqué un tournant nécessitant de trouver massivement des sources d’énergies alternatives. En raison aussi de « la volonté de la Chine d’accroître son influence en Asie du Nord-Est, le Japon a besoin de développer ses liens avec la Russie(9) » . La dégradation des relations entre la Chine et le Japon comme l’illustre la crise autour des îles Senkaku, sous administration japonaise depuis 1972 et que Pékin réclame au nom de droits historiques (sous le nom de Diaoyu), est un argument supplémentaire et déterminant en ce sens.

Aussi le contexte économique et géopolitique est propice à des avancées diplomatiques. Lors de leur rencontre au printemps, les deux dirigeants japonais et russe avaient convenu de relancer les discussions en vue de conclure un traité de paix – depuis la fin de la seconde guerre mondiale, Russie et Japon sont de jure en état de guerre –, avec l’espoir pour le Japon de résoudre la question des Territoires du Nord.

La question des Kouriles du Sud/ Territoires du Nord bientôt résolue ?

Lors de la première réunion ‘2+2’ entre Moscou et Tokyo, qui s’est tenue fin octobre et début novembre, et qui est significative d’un nouveau climat de confiance puisque jusqu’à présent Tokyo n’avait ce type de rencontres qu’avec l’Australie et les Etats-Unis, « responsables japonais et russes sont convenus [vendredi 1er novembre] à Tokyo d’avoir des discussions sur un traité de paix et le différend territorial à propos des îles Kouriles fin janvier début février prochains. En présence du chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères japonais Fumio Kishida, a indiqué que les deux pays se retrouveront début 2014 au niveau des vice-ministres des Affaires étrangères pour discuter de ces questions (10). »

«Les relations russo-japonaises ont été caractérisées dernièrement par une atmosphère positive, ce qui nous permet de reprendre les discussions en vue d’un traité de paix » , a de son côté déclaré M. Lavrov lors d’une conférence de presse conjointe. Signe du réchauffement bilatéral, M. Kishida a annoncé qu’il se rendrait à Moscou au printemps prochain.

Mais comme le souligne un expert russe du Japon, Valéry Kistanov, la question des Territoires du Nord est si sensible au Japon qu’ « actuellement, la question de la signature d’un traité de paix entre la Russie et le Japon, s’est transformée en un différend dans lequel chaque camp poursuit ses propres intérêts (11) » . Il ajoute que « tout homme politique japonais qui se dirait prêt à céder ces îles à la Russie [c’est-à-dire en fait renoncer à réclamer les îles pour parvenir à un traité de paix] deviendrait vite très impopulaire dans son peuple, ce qui marquerait probablement la fin de sa carrière ».

Pour le professeur Shigeki Hakamada de l’université Aoyama Gakuin à Tokyo, qui conseille le gouvernement japonais, même si le Japon et la Russie ont intérêt à développer leurs relations « il est très peu probable que le Japon signe un traité de paix avec la Russie avant que le différend sur les îles ne soit résolu en faveur de Tokyo. » Il ajoute : « Je n’ai aucun doute que le président Poutine veut sincèrement résoudre ce problème de longue date et fait de son mieux en ce sens. Mais la position du Japon sur cette question est tellement ferme » que « je n’envisage pas que même un homme comme Poutine, qui a ‘une volonté forte’, pourra y parvenir. »

Toutefois, la position des autorités russes sur cette question est aussi intransigeante. Elles insistent sur le fait que la souveraineté de l’Union soviétique (dont la Russie d’aujourd’hui est le successeur légal) sur les îles en question est l’un des résultats de la victoire de l’Union soviétique dans la Seconde guerre mondiale, et la Russie a toujours insisté sur le fait que les résultats du conflit mondial ne devraient pas être réexaminés. Plusieurs experts disent que la seule concession au Japon que la Russie pourrait faire, – si la déclaration de 1956, dans laquelle l’URSS se disait prête à rétrocéder au Japon deux îles sur les 4, est considérée comme le principal document qui règle les relations russo-japonaises sur cette question – est de remettre au Japon Shikotan et les îles Habomai. Pourtant, la Russie ne pourrait agir ainsi – si elle le fait un jour – qu’après la signature du traité de paix, et, probablement, à la condition que les îles reçoivent un statut spécial.

Pourquoi un tel attachement des deux camps à ces quelques îlots désolés ?

Si l’intérêt stratégique est évident au point de passage de la marine de guerre russe vers l’océan Pacifique, l’enjeu symbolique est tout autant, si ce n’est plus important. Les opinions publiques russe et japonaise sont hostiles à de larges concessions. La Pravda (12) soulignait récemment que les sondages d’opinion montrent que 89 % des Russes sont opposés à un transfert des quatre îles au Japon. 79 % des sondés que cette question doit être close. « En retour, les citoyens japonais croient sincèrement que les îles Kunashir, Iturup, Habomai et Shikotan sont leur territoire légitime ». La Pravda rappelle qu’ « en juillet 2009, la Diète japonaise a voté des amendements à la législation qui affirment que les Kouriles du Sud appartiennent au Japon » . Le quotidien russe remarquait aussi que l’instabilité gouvernementale au Japon n’est pas favorable à la résolution d’une question qui prendra nécessairement du temps.

Par ailleurs, le rapprochement entre la Russie et le Japon connaît aussi des limites et quelques tensions. Même si – depuis le changement d’orientation de la politique de défense japonaise, avec notamment les Lignes directrices du programme de défense nationale adoptées le 17 décembre 2010 qui mettent désormais l’accent sur la menace chinoise et nord-coréenne, réorientent la posture de défense du Japon vers le sud-ouest de l’Archipel nippon – la Russie n’apparaît plus comme une menace, Tokyo s’inquiète des incursions notamment d’avions militaires russes à la limite de son espace aérien, et aussi des manœuvres navales russes à proximité de son territoire, y compris avec les forces chinoises. Il en est de même s’agissant des ventes d’armes russes à la Chine, avec la plus grosse commande depuis 10 ans signée en mars dernier.

Côté russe, les autorités sont notamment préoccupées des développements de la coopération en matière de défense antimissiles entre Washington et Tokyo. Le ministre de la Défense russe Sergueï Choïgou a déclaré tout récemment : « Nous ne cachons pas que la création du système global américain de défense antimissiles, au sein duquel la composante japonaise sera intégrée, suscite notre grave préoccupation. Avant tout, en raison d’une éventuelle violation de l’équilibre stratégique des forces dans la région Asie-Pacifique région. Nous avons proposé à nos collègues japonais que des consultations supplémentaires sur les questions de défense antimissile devraient être tenues, au cours desquelles nous partagerons nos estimations et conclusions(13) » .
La coopération multifacettes entre Tokyo et Moscou va s’accroître mais, on l’a vu, il y a des freins puissants. Un traité de paix sera-t-il signé ? Il ne semble pas être pour l’immédiat, sauf coup de théâtre. On peut rapporter avec prudence une petite histoire significative citée par Voice of Russia : « L’on raconte qu’une fois, à l’époque soviétique, le ministre des Affaires étrangères Andreï Gromyko a demandé à l’ambassadeur soviétique au Japon, Oleg Troyanovsky, de tenter de convaincre les Japonais pour finalement signer le traité de paix tant attendu. M. Troyanovsky aurait répondu : « Camarade Gromyko, s’il vous plaît, ne pensez pas que je ne suis pas prêt à obéir à vos ordres mais je crains que je mourrai bien avant que le Japon n’accepte finalement de signer un traité de paix ! »
Plusieurs décennies après cette conversation – si elle a bien eu lieu –, il est encore difficile de dire quand les autorités japonaises seront prêtes à signer un traité de paix avec la Russie. Cela dépend aussi d’une volonté de conciliation côté russe qui n’est pas forcément compatible avec la manipulation nationaliste à des fins de politique intérieure de l’enjeu des Kouriles.

(1) « Japon et Russie d’accord pour coopérer dans l’antiterrorisme et l’antipiraterie », AFP, 2 novembre 2013.
(2) Mizuho Aoki, ‘Security ties forged with Russia‘, The Japan Times, 3 novembre 2013
(3) http://www.mofa.go.jp/region/europe/russia/pdfs/trade_volume.pdf
(4) http://www.mofa.go.jp/region/europe/russia/pdfs/trade_items.pdf
(5) « Economic relations between Russia and Japan », The Embassy of Russian Federation to Japan
(6) « Le Japon et la Russie vont développer un champ pétrolier en mer d’Okhotsk », AFP, 29 mai 2013.
(7) ‘Toward a Japan-Russia peace treaty‘, Editorial du Japan Times, 1er mai 2013
(8) ‘Rachel Ostrow : Russia looks to Asia’, The International Institute for Strategic Studies, 11 octobre 2013, http://www.iiss.org/en/iiss%20voices/blogsections/iiss-voices-2013-1e35/october-2013-39f4/russia-looks-east-38fd
(9)’Toward a Japan-Russia peace treaty”, Editorial du Japan Times, 1er mai 2013,
(10) « Japon-Russie: négociations territoriales fin janvier début février », AFP, 1er novembre 2013.
(11) “Russia and Japan: a long way to peace treaty”, Voice of Russia, 10 octobre 2013.
(12) Sergei Vasilenkov, « Japan will not get Kurils from Russia, no matter what », The Pravda, 10 octobre 2013.
(13) “Russia, Japan two-plus-two talks: Goodwill format”, Voice of Russia, 2 novembre 2013.
Sur la même thématique