ANALYSES

De ‘Marg bar America’ (mort à l’Amérique) à la « flexibilité victorieuse » ou comment expliquer l’évolution de la politique étrangère iranienne ?

Tribune
10 octobre 2013
Une prise de conscience du régime iranien

Alors que l’anti-américanisme a été une des composantes principales de l’idéologie de la République islamique d’Iran, le Guide de la révolution, Ali Khameini prône maintenant un dialogue constructif, baptisé officiellement la « flexibilité victorieuse » après avoir encouragé les fidèles de la prière du vendredi à crier « Marg bar America » . Les temps ont changé comme l’a remarqué récemment Atahollah Mohadjerani, qui, à l’époque, conseiller de Hashemi Rafsandjani, avait publié en 1990 un article dans le quotidien Etelaat appelant à des discussions directes entre les Etats-Unis et l’Iran. L’ensemble des factions l’avaient alors accusé de trahir les idéaux révolutionnaires(2) … On peut distinguer plusieurs éléments qui ont conduit à cette situation :

– de nombreux responsables iraniens ont admis ces derniers mois à quel point les sanctions ont affecté l’économie iranienne . On peut rappeler que les recettes pétrolières ont été divisées par deux en 2012, que l’économie est en récession depuis 2012 et que l’inflation a atteint près de 50 % pour un certain nombre de produits. Un consensus s’est donc dégagé en Iran chez ses principaux dirigeants sur la nécessité de conclure un accord sur le nucléaire pour alléger les sanctions. Parallèlement, le sentiment en Iran est qu’il n’est pas possible de régler cette question du nucléaire sans reprendre les relations avec les Etats-Unis. Il est également possible qu’il y ait eu une évolution dans la « pensée stratégique » de l’Iran qui ait été de considérer que l’affirmation de l’Iran en tant que puissance régionale passe notamment par un rapprochement avec les Etats-Unis.

– le constat a également été fait, de nouveau chez les principaux dirigeants iraniens, que la politique étrangère menée par Mahmoud Ahmadinejad, marquée par son intransigeance et ses surenchères verbales, a plutôt affaibli l’Iran, notamment en matière d’image. Il existe donc une volonté générale en Iran de revenir à une politique étrangère plus « rationnelle » et centrée sur la diplomatie. Cependant, les objectifs de cette politique (poursuite de l’enrichissement de l’uranium, rôle de l’Iran comme puissance régionale) n’ont pas vraiment changé.

– le contexte en matière de politique intérieure est jugé favorable à un tel rapprochement. L’élection présidentielle, marquée par un taux de participation élevé, a plutôt renforcé la légitimité du régime. Le régime se sent donc plus « fort » pour normaliser sa politique étrangère. La remise en cause du dogme de l’anti-américanisme est en effet périlleuse du fait des conséquences possibles sur les équilibres en matière de politique intérieure. Le régime préfère donc que cette ouverture se fasse dans un climat politique plus apaisé que sous Ahmadinejad.

– le contexte international est également jugé favorable. Il est plus facile de négocier avec Barak Obama, qui avait annoncé vouloir négocier avec l’Iran dès son premier mandat, qu’avec un autre président « républicain » prônant une politique iranienne plus agressive. En outre, la crise syrienne a sans doute fait prendre conscience aux occidentaux à quel point il était difficile de prétendre vouloir aboutir à une solution politique en Syrie tout en écartant systématiquement l’Iran de toutes les négociations. Il est intéressant de noter qu’aux Etats-Unis, depuis quelques années, de nombreux décideurs ou experts estiment qu’il est impossible de vouloir régler un certain nombre de crises régionales au Moyen-Orient (Syrie, Irak, Afghanistan, Palestine, etc.) sans réintroduire l’Iran en tant qu’acteur régional.

L’autre facteur décisif qui a conduit à ce changement résulte évidemment de l’élection d’Hassan Rohani en tant que président de la République islamique d’Iran.

L’élection de Rohani en tant que président de la république

– cette élection renforce le poids du centre en Iran (réformateurs et conservateurs modérés) qui prône une ouverture graduelle du système politique et une politique étrangère moins radicale tout en respectant les principes fondateurs de la République islamique (Velayat-e faqih).
– cette élection renforce le poids de la société dans son rapport de force avec le régime. La société iranienne qui s’est profondément modernisée depuis la révolution demande depuis des années une ouverture politique et des relations plus apaisées avec le reste du monde. Il faut noter cependant que cette société est en pleine transformation en termes de valeurs mais reste extrêmement nationaliste, ce qui signifie que cette même société adhère globalement à l’idée que l’Iran est la puissance régional incontournable du Moyen-Orient (et doit s’affirmer dans ce rôle).

– le programme présidentiel de Rohani était basé sur la nécessité de faire repartir l’économie, et donc de négocier sur le dossier du nucléaire pour aboutir à un accord pour diminuer le poids des sanctions. Toutes les décisions de Rohani depuis son élection (le choix de Mohammad Djavad Zarif, très bon connaisseur des Etats-Unis, comme ministre des Affaires étrangères, la désignation de ce dernier comme responsable des négociations sur le nucléaire à la place du Secrétaire général du Conseil National de Sécurité) démontraient, dès le début de son mandat, sa volonté de négocier avec les Etats-Unis pour aboutir à un accord sur le nucléaire.

Peut-on dans ce contexte estimer que la politique de sanctions a été « efficace » ? Israël et une partie des législateurs américains demandent d’ailleurs de renforcer ces sanctions car elles permettraient de continuer à faire pression sur l’Iran pour faciliter les négociations en cours. Des nouvelles sanctions (dont l’un des objectifs serait un arrêt des exportations de pétrole de l’Iran d’ici 2015) sont d’ailleurs en train d’être mises au point dans les deux chambres aux Etats-Unis et pourraient être adoptées en novembre 2013.

1) L’efficacité doit se mesurer par rapport à un critère. La république islamique d’Iran demande depuis toujours que l’on reconnaisse son droit d’enrichir l’uranium. Ils n’ont pas évolué sur ce point et restent même inflexibles. Ils sont par contre prêts à négocier sur le niveau d’enrichissement qui serait atteint et sur la nécessité de fournir plus de transparence. Il faut d’ailleurs noter que les Iraniens sont déjà prêts à discuter sur ces questions depuis près de 2 ans.

2) L’efficacité de ces sanctions doit aussi se mesurer par rapport au coût pour les entreprises. On sait que dans le cas de Peugeot, les pressions américaines ont conduit à un retrait de Peugeot du marché iranien qui représentait son 2eme plus grand marché dans le monde après la France (455 000 véhicules vendues en 2011)(3). Le coût pour les Etats-Unis des sanctions a finalement été moindre puisqu’ils ne commerçaient quasiment plus avec l’Iran.


3) C’est aussi l’élection de Rohani qui a créé un contexte plus favorable à la négociation. Il est clair que si c’était Saiid Jalili qui avait été élu, la politique étrangère iranienne n’aurait pas autant évolué. Or, Rohani a gagné les élections parce qu’il était le candidat le plus modéré et parce qu’il représentait l’antithèse de Mahmoud Ahmadinejad. Effectivement, son élection a été liée à sa capacité de convaincre qu’il était celui qui résoudrait la crise économique en cours en obtenant par la négociation une levée des sanctions. On peut cependant estimer que Rohani aurait été élu même si il n’y avait pas eu de sanctions puisque, dans les débats, il a semblé le candidat le plus modéré et donc le plus en phase avec la société iranienne. Ceci signifie d’autre part qu’un durcissement des sanctions occidentales donnerait des arguments aux ultra-conservateurs très critiques vis-à-vis de la politique étrangère de Rohani sur le thème « les occidentaux ne comprennent que la force … ».

4) Les sanctions sont devenues un élément du débat. Il n’est pas sûr qu’elles rendent les négociations plus faciles. Il est clair que les Iraniens ne « bougeront » pas beaucoup si il n’y a pas un allègement significatif des sanctions.

5) L’économie iranienne (et une grande partie de sa population) souffre mais la situation pourrait durer longtemps. L’Iran dispose toujours de recettes en devises induites par les recettes pétrolières (près de 60 milliards de $ en 2012) et les recettes non pétrolières qui ont explosé depuis 2-3 ans pour atteindre près de 40 milliards de dollars par an (les principaux clients étant la Chine, l’Irak, les Emirats Arabes Unis, l’Afghanistan).

6) Il faudrait également considérer quels auraient été les avantages et les coûts de politiques alternatives. Du côté de l’UE et de la France, on peut aussi estimer que maintenir un dialogue avec l’Iran aurait également pu permettre de rétablir un minimum de confiance, ce qui aurait permis une issue à la crise du nucléaire. Une telle politique aurait aussi renforcé l’influence et donc l’efficacité de la diplomatie française et européenne au Moyen-Orient.

Les opposants à une telle normalisation restent nombreux aux Etats-Unis et en Iran. Outre-Atlantique, on note tout de même que peu de voix se sont élevées pour critiquer ouvertement le début d’un rapprochement avec l’Iran, ce qui peut être lié à la prise de conscience de l’inefficacité de la politique d’isolement de l’Iran du fait notamment de la crise syrienne.
Toutefois, la méfiance vis-à-vis du pouvoir iranien reste élevée chez de nombreux législateurs et les tensions actuelles entre le Congrès et la Maison Blanche sur le budget pourraient conduire à une opposition tactique à cette politique de rapprochement. On note évidemment une très grande méfiance en Iran chez les milieux les plus ultra-conservateurs face à cette reprise des relations. La conversation téléphonique entre Rohani et Obama a été ainsi critiquée par le chef des Pasdarans comme étant une « erreur tactique ». Rohani devra donc constamment prouver que le dialogue avec les Etats-Unis ne conduit pas à « affaiblir » l’Iran. Il existe d’ailleurs un certain nombre de lignes rouges (comme le soutien au Hezbollah) que le Guide entend ne pas franchir. Tout dépendra donc in fine du choix du Guide qui prend usuellement en compte les équilibres de politique intérieure pour décider de la voie à suivre. Les conservateurs modérés sont devenus un courant plus puissant qu’auparavant mais les conservateurs les plus radicaux sont très bien implantés dans les institutions de la République islamique. Le camp réformateur en Iran établit à ce propos une distinction intéressante entre ceux qui sont « anti-américains » par conviction et qu’il est donc nécessaire de convaincre de la nécessité d’une normalisation et ceux qui sont des « rentiers » de l’antiaméricanisme pour des raisons économiques ou politiques(4) …

On note évidemment une très grande méfiance d’Israël. Benyamin Netanyaou est sur une ligne dure sur l’Iran et ne veut pas que les Etats-Unis changent de politique, notamment en matière de sanctions. Le gouvernement israélien présente l’Iran avec l’arme nucléaire comme une menace existentielle et veut également maintenir le monopole israélien en matière de détention d’arme nucléaire dans la région. La principale question pour les prochains mois est de savoir si Israël est prêt à accepter que l’Iran ait le droit d’enrichir de l’uranium à un niveau correspondant à une utilisation civile, soit un taux de 5 %, puisque la position officielle israélienne a été jusqu’à présent de demander l’arrêt total de l’enrichissement de l’uranium en Iran. A plus long terme, il est aussi possible qu’Israël puisse bénéficier d’une normalisation des relations entre l’Iran et les Etats-Unis. L’Iran n’a pas de différend stratégique avec Israël, le clivage entre les deux pays étant purement idéologique. L’antisionisme est d’ailleurs une des cartes jouées par l’Iran pour être le leader du monde musulman. Enfin, il ne faut pas oublier que les deux pays ont su collaborer ensemble plusieurs fois depuis la révolution iranienne notamment pendant la guerre Iran-Irak (quand des livraisons d’armes ont été effectuées par Israël).

La méfiance de l’Arabie saoudite face à une telle normalisation est également profonde. Le royaume est en effet engagé dans une politique d’opposition systématique et radicale à ce qu’il voit comme une volonté iranienne d’étendre sa domination dans la région. Une normalisation des relations Iran-Etats-Unis est donc vue par l’Arabie saoudite comme pouvant renforcer l’influence de l’Iran. Une telle éventualité signifierait aussi la fin du positionnement saoudien comme « le pays musulman modéré » face au radicalisme anti-occidental iranien. A ce propos, un des premiers objectifs de Rohani (déjà impliqué dans des négociations avec l’Arabie saoudite dans les années 2000) est d’ailleurs de rétablir un certain niveau de confiance entre les deux pays. La presse iranienne annonçait d’ailleurs récemment que Hashémi Rafsandjani, ancien président et président du Conseil du Discernement de l’intérêt supérieur du régime effectuerait bientôt un voyage dans le royaume.

Il serait donc bon que la France, dans ce contexte nouveau, n’assiste pas passivement à un tel évènement majeur. La France a des intérêts stratégiques et économiques à défendre en Iran qui ne sont pas nécessairement ceux des Américains. Il y a donc nécessité d’avoir une diplomatie plus active et réactive et qui sache dépasser une vision trop souvent néo-conservatrice du pouvoir iranien.

(1) Texte basé sur une conférence donnée à l’Institut Des Hautes Etudes de la Défense Nationale, à Nancy, 8 octobre 2013.
(2) Ebtekar, 3 octobre 2013.
(3) Armin Arefi, « L’Iran a-t-il fait sombrer PSA ? », le Point, 16 juillet 2012.
(4) Sadegh Zibakalam, Shargh, 7 octobre 2013. L’auteur relate même dans cet article qu’il s’est employé de convaincre les étudiants partisans d’une ligne dure qu’il venait de rencontrer lors d’une conférence à l’université publique Imam Sadegh.