ANALYSES

Quid des sanctions de l’UE contre le système financier iranien face au droit européen ?

Tribune
19 juillet 2013
Les sanctions de l’Union européenne contre l’Iran vont plus loin que celles des Nations Unies(2). En juin 2008, le Conseil européen a gelé tous les fonds et les ressources économiques détenus ou contrôlés par des compagnies iraniennes sur le territoire de l’UE. Depuis, des banques et des personnes ont été ajoutées à cette liste. Des banques iraniennes peuvent y être ajoutées si elles ont participé aux activités nucléaires de l’Iran ou si elles sont la propriété ou contrôlées par des entités qui participent au développement de ces activités nucléaires. 15 banques sont visées par ces sanctions. Ce sont des banques commerciales où l’Etat iranien est actionnaire.

En plus de ces sanctions ciblées, l’UE a mis en place des sanctions à l’application plus générale. Depuis octobre 2010, une régulation impose que tous les transferts de fonds de plus de 10 000 euros en provenance ou vers une entité ou une personne iranienne doivent être soumis à des procédures de notifications et d’autorisations. Les banques de l’UE doivent en outre faire un reporting de toutes leurs opérations avec l’Iran et ont l’interdiction d’avoir une relation de correspondance avec une banque iranienne. En décembre 2012, tous les transferts de fonds entre les banques de l’UE et les banques iraniennes ont été interdits. En principe, il y a des exceptions (transferts concernant la santé ou l’alimentaire). Mais, en pratique, ces transferts demandent des notifications et autorisations.

Ces règlementations rapprochent le régime européen des sanctions du régime américain qui interdit toute transaction financière entre le système bancaire iranien et des banques américaines.

Plaintes des banques iraniennes face aux sanctions de l’UE
Toute entité ou individu visé par les sanctions de l’UE peut porter plainte auprès des cours européennes (la Cour de justice de l’UE). C’est d’ailleurs une procédure qui avait été utilisée par les Moudjahidines du Peuple pour contester leur désignation en tant que groupe terroriste par l’UE.

1) Dans le cas de la banque Sina, la Cour a jugé que l’assertion selon laquelle « la banque était étroitement liée aux intérêts du régime iranien » était trop vague et imprécise et que le Conseil de l’UE avait échoué à spécifier les moyens par lesquels cette banque avait soutenu les activités nucléaires de l’Iran.
2) En ce qui concerne la banque Mellat, la Cour a considéré que le Conseil de l’UE n’a pas vérifié les faits qui établissaient que la Banque Mellat était la propriété de l’Etat iranien. En outre, la Banque Mellat a contesté un certain nombre de faits et le Conseil de l’UE n’y a pas répondu.
3) En ce qui concerne la banque Saderat, la Cour a estimé que les accusations reliant des transactions financières de cette banque avec les activités de prolifération nucléaires n’étaient pas étayées par des faits.

Conséquences de ces jugements

– La question de la légalité des sanctions générales et non ciblées interdisant les transferts de fonds entre les banques de l’UE et l’Iran est posée. Selon les principes du droit européen, le Conseil doit donner des raisons précises qui expliquent qu’une banque soit sanctionnée. Or, la décision de décembre 2012 qui interdit les transferts de fonds entre les banques iraniennes et l’UE sous le prétexte que les banques iraniennes soutiennent le gouvernement iranien dépasse ce cadre.
– La Cour européenne de justice devra aussi décider dans quelle mesure les accusations du Conseil de l’UE doivent être étayées par des faits. Le Conseil de l’UE indique qu’il ne peut divulguer tous les faits en sa possession du fait de question de sécurité nationale. Est-ce que cet élément est recevable pour le droit européen ?
– Ces décisions de la Cour de justice européenne ont été fortement critiquées outre-Atlantique et même en Europe. Ces critiques ont été motivées par le fait que ces décisions peuvent avoir une influence sur les négociations concernant le dossier du nucléaire, conduisant les autorités iraniennes à refuser de négocier tout en attendant les décisions de justice annulant ces sanctions(3). D’un autre côté, il existe des pressions dans l’UE pour que ces sanctions respectent l’Etat de droit en Europe.

Conclusions

– On note encore une fois le caractère incohérent, précipité et peu précis des sanctions mises en place. On a le sentiment que l’important était de mettre en place des sanctions contre l’Iran sans se poser la question du lien entre les entités touchées par ces sanctions et la question de la prolifération nucléaire.

– Est-ce que l’UE n’est pas clairement passée d’une politique de sanctions inspirée par celle des Nations-Unies qui établissait un lien entre ces sanctions et les activités de prolifération nucléaire à un régime de sanctions visant à affaiblir l’économie iranienne ? De ce fait, on peut se demander si ces sanctions respectent le principe fondamental du droit européen de la graduation établissant une correspondance entre la gravité de la faute et la condamnation.

– De ce fait, se posent des questions concernant le respect des droits de l’Homme par ces sanctions. En effet, l’UE quand elle les met en œuvre doit respecter les droits de l’Homme(4). Le droit d’imposer des sanctions est porté dans son principe par la Charte des Nations Unies, mais encadré puisque le Conseil de sécurité est autorisé à en adopter si tant est qu’elles soient respectueuses du droit international et des droits de l’Homme en général. Ainsi, elles ne doivent pas entraver la circulation des produits humanitaires, considérés comme des biens nécessaires à la satisfaction des besoins vitaux de la population civile, ni celle des fournitures médicales indispensables ou encore des matériels éducatifs. Certes, l’Union Européenne n’est pas tenue, stricto sensu de mettre en œuvre les principes de la Charte, ni les décisions des organes de l’ONU, dans la mesure où elle n’est pas directement partie à cette Charte puisque non membre des Nations Unies. Cette position a été affirmée par la jurisprudence du TPICE(5). Mais on ne peut pas pour autant dire que l’UE est exemptée de ces obligations. Elle s’est d’ailleurs engagée au « respect des principes de la Charte des Nations Unies et du droit international » (6). Elle possède même un droit d’action appelé « capacité opérationnelle »(7), conféré par ses membres « dans des missions en dehors de l’Union afin d’assurer le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale conformément aux principes de la Charte des Nations unies ». Le Parlement s’est même doté d’un cadre, en adoptant le 4 septembre 2008 une résolution sur l’évaluation des sanctions communautaire qui intègre la notion « de sanctions appropriées » (8) et le 2 février 2012, une recommandation(9) dans laquelle figure des considérants explicites en la matière. Plus particulièrement le paragraphe R des considérants de cette recommandation dispose « (…) que toutes les mesures restrictives doivent être conformes aux droits de l’homme, au droit humanitaire international, à la légalité, à la proportionnalité et au droit de recours, et ne doivent en aucun cas pénaliser la population la plus vulnérable du pays concerné par ces mesures ». Or, depuis leur mise en place, l’inflation a atteint plus de 40 % en Iran (et plus de 50 % pour l’alimentation). Comment concilier cet impératif de respect des droits de l’homme et l’appauvrissement d’une partie de la classe moyenne iranienne ? Par ailleurs, il est difficile pour les responsables européens de déclarer que ces sanctions ne pénalisent pas les droits de l’homme quand, en réalité, de nombreuses banques européennes refusent d’être impliquées dans toute transaction avec l’Iran (notamment celles concernant des achats de médicaments(10)).

(1)- Cette note est basée sur une intervention réalisée au colloque “Les sanctions relatives à la non-prolifération nucléaire : Evaluation et appréciation des exigences et des conséquences” organisé par l’Académie Géopolitique de Paris le 3 juin 2013.
(2) – Lester, M. et Hobson, F., « Targeted sanctions and sanctions targeted: Iranian banks in the European Court”, Butterworths Journal of International Banking and Financial Law, Mai 2013. Cet article a servi de base à cette note.
(3) – Serrat, J., “Iran’s Legal Challenge to Sanctions: Another Hurdle for Talks”, RUSI Analysis, 3 Avril 2013.
(4) Il s’agit de la Déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948, mais aussi des Conventions de Genève de 1949 et de leurs protocoles additionnels.».
(5) TPICE 21 septembre 2005, Kadi c. Conseil et Commission, aff. T-315/01, § 192
(6) Par le truchement des articles 3 alinéa 5, et 21 du Traité de l’Union Européenne version consolidée C83/13 JOUE 30.3.2010
(7) Conformément à l’article 42, paragraphe 1 du TUE version consolidée.
(8) Le paragraphe R des considérants de cette résolution dispose qu’il « y a lieu de prévoir des exemptions appropriées pour tenir compte des besoins fondamentaux des personnes visées, tels que l’accès à l’enseignement primaire, à l’eau potable et aux soins de première nécessité, y compris aux médicaments de base »; qu’il faut prendre en compte « les normes établies par la Convention de Genève, La Convention des droits de l’enfant et le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, ainsi que les résolutions des nations unies relatives à la protection des civils et des enfants lors des conflits armés ».
(9) Recommandation du Parlement européen du 2 février 2012 à l’intention du Conseil contenant une proposition de recommandation du Parlement européen à l’intention du Conseil sur la définition d’une politique cohérente vis-à-vis des régimes autoritaires contre lesquels l’Union européenne applique des mesures restrictives, lorsqu’ils exercent des intérêts personnels et commerciaux à l’intérieur des frontières de l’Union européenne (2011/2187(INI)
(10) The Guardian, ‘Iran unable to get life-saving drugs due to international sanctions”, 14 janvier 2013.