ANALYSES

Islamisme radical en Occident : quelle réalité ?

Tribune
31 mai 2013

Interview de Sophie Viollet, auteur de "L’islamisme radical et l’Occident" (éd. du Cygne)

Tout au long du livre, vous battez en brèche toute une série de stéréotypes vivaces concernant l’islamisme radical, et notamment en ce qui concerne le profil type du terroriste. Comment de tels stéréotypes sont parvenus à s’inscrire dans nos sociétés ? Quels sont les meilleurs moyens pour les combattre ? Et quels bénéfices nos sociétés pourraient-elles en retirer ?

La question renvoie plus largement à l’approche choisie. En effet, plutôt que de profiler les populations en les projetant selon des types prédéfinis, il s’agit d’étudier les faits, les parcours, les écrits afin d’analyser la subjectivité des acteurs et la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes et du monde dans lequel ils évoluent. Ce sont autant d’éléments tangibles qui doivent faire l’objet d’une analyse car ils sont révélateurs d’une opinion ou d’une attitude – au sens sociologique du terme – à défaut de pouvoir faire du sentiment mining.
Tous ces éléments sont des traces qui sont autant de construits, de corpus constitutifs d’un contexte propre à l’individu étudié.

En grossissant volontairement le trait, le profilage rejoint cette problématique des stéréotypes. Aucune représentation d’un phénomène complexe ne peut se satisfaire de données brutes (origine, langue maternelle, religion, …) qui seraient a priori déterminantes en ce sens qu’elles seraient suffisantes à déclencher des comportements radicaux. En étant des représentations sociales standardisées qui catégorisent de manière rigide tel ou tel groupe humain, ils fournissent une grille de lecture simplificatrice, fondée sur des a priori, dont le but est de rationaliser la conduite à tenir.

De façon connexe, ceci fait écho à la fabrique du bouc émissaire de René Girard : en situation de perte de repères, par exemple face à la complexité croissante du monde, les individus recherchent une explication. Plutôt que de se construire de manière positive une image de soi en relation avec une réalité complexe qu’on tenterait de changer progressivement, on désigne un bouc émissaire qui la simplifie et qui permet à la société de s’autoréguler et de conserver sa cohésion.

À noter que les stéréotypes et la fabrique de bouc émissaire qui participent à la recherche d’explications simples, totalisantes, de phénomènes complexes se retrouvent aussi bien des deux côtés : le « tout scientifique » côté occidental, le « tout religieux » chez les acteurs étudiés. Dans les deux cas, l’objectif est de tout maîtriser, de reprendre l’initiative. Tout ceci au travers du prisme de la guerre – guerre contre l’Occident, guerre contre le terrorisme – qui permet d’avoir recours à tous les moyens et, comme cette guerre sera longue, il est inconcevable de perdre.

En filigrane au niveau de l’approche et bien sûr dans le fond même de l’étude, force est de constater que l’interprétation du monde des différents acteurs s’effectue à l’aune de ces grilles simplificatrices.

Cela ne signifie pas que le profilage psychologique est inutile, seulement pour ne pas se tromper de cible et éviter les dérives discriminatoires, il faut admettre que seules des tendances peuvent être dégagées. Ceci suppose un changement de paradigme : ne pas chercher à faire entrer des données brutes et « figées » telles que la nationalité, la religion dans des moules prédéfinis mais davantage analyser des informations et étudier l’environnement. D’autant qu’au vu de l’actualité, on voit bien que la menace est de plus en plus diffuse, donc complexe à cerner.

Faire le choix de la transdisciplinarité et ne pas réduire l’objet d’analyse aux données brutes citées plus haut permet de ne pas faire l’économie d’un raisonnement, de gagner en intelligence et en connaissance. C’est justement le travail de l’analyste de faire le rapport entre les différents éléments.

Pour qualifier le jihad salafiste mondial dans votre livre, vous utilisez l’expression de “dérive sectaire”. Pourquoi une telle expression et quelle réalité recouvre-t-elle?

L’expression de « dérive sectaire » est préférée à celle de secte, d’une part pour des raisons de connotations négatives et d’autre part pour mettre l’accent sur une tendance plutôt qu’une similitude complète entre les deux phénomènes. Le terme de secte est aujourd’hui connoté péjorativement puisque la radicalité, le prosélytisme, la dangerosité et l’intolérance en sont les signes les plus manifestes. Or la secte est en réalité un mode particulier de socialisation religieuse. Il faut l’entendre dans son acceptation sociologique, et c’est ainsi que devrait être entendu ce type de mouvement.

En effet, le parallèle avec les sectes est intéressant puisqu’en l’absence de discipline propre, le recours à des méthodes transdisciplinaires offre des outils pertinents pour aborder un phénomène aussi complexe. De pair avec l’approche intentionnaliste posée au début de l’étude, l’emploi du terme de secte, qui signifie suivre (et non couper), met en exergue les processus de ralliement et d’adhésion au groupe.

Même si le groupe exerce une emprise psychologique sur l’individu, il ne faut pas sous-estimer le fait qu’il est consentant, volontaire, disponible ; plus exactement, le groupe exerce son influence chez des sujets en attente d’influence. Les dynamiques ascendantes sont aussi fortes que les phénomènes descendants (recrutement, lavage de cerveau). Un autre aspect fondamental apparaît à l’aune de cette comparaison avec les sectes : c’est la force du lien social dans le noyau de quelques individus. Celui-ci apparaît d’autant plus fort au sein de la bunch of guys (BOG) qu’ils sont en position de vulnérabilité sociale dans le contexte de la société dans son ensemble.

D’un côté, vous mettez l’accent sur la rationalité et la subjectivité des acteurs, autrement dit le cheminement intellectuel et spirituel de ceux-ci. De l’autre côté, vous insistez sur la notion d’« homegrown terrorists ». Peut-on donc dire que nos sociétés occidentales construisent elles-mêmes leur propre islamisme radical, notamment lorsque vous expliquez que l’islamisme se substitue au politique, qui engendre lui-même des terroristes, tout en précisant que vous démontrez la diversité des acteurs concernés par ce phénomène ?

Il ne me semble pas exact de dire que ces comportements, mêmes radicaux, sont irrationnels. Il existe une certaine logique à l’œuvre et c’est justement leur rationalité qui doit être posée en objet d’étude. La notion d’ « homegrown terrorists » renvoie à des individus qui sont nés et ont grandi dans les sociétés occidentales. La question de savoir si c’est la société qui produit le crime est un autre sujet, qui pose problème en particulier en France à la discipline de criminologie.
L’islamisme et les tendances comme le salafisme occupent un espace laissé vacant par des structures qui se sont érodées dans un contexte difficile : recul des structures et organisations magistérielles, délitement des solidarités primaires, populisme croissant, climat anxiogène (crise permanente, chômage, …). D’ailleurs, les groupes à dérives sectaires réapparaissent en même temps que ressurgit le populisme dans le domaine politique. Ces phénomènes sont révélateurs d’une période historique d’interrogation sur l’avenir, de non-lisibilité, génératrice d’angoisses. Samir Amghar, chercheur à l’EHESS a dressé une typologie des salafismes : piétiste, politique et révolutionnaire. Les salafismes, en particulier piétiste et révolutionnaire, ne se substituent pas directement au politique : le salafisme tel qu’il est vécu par les acteurs étudiés est imprégné par des attitudes dominantes dans la société française : méfiance envers le politique, repli sur la sphère privée, etc. Avec le ralliement au mouvement jihadiste, il s’agit avant tout de renouer des liens de proximité, de s’identifier aux autres du groupe, de reprendre l’initiative, le tout en émergeant de la masse.



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