ANALYSES

Florange et carbone : produire moins pour gagner plus, l’histoire d’un double échec

Tribune
27 mai 2013
Par Benjamin Denjean, chercheur à l’institut 3E (Energy,Environment & Economics) de Tsinghua (Beijing, Chine), expert des problématiques de marchés Carbone
Le marché carbone européen est né en 2005 de la volonté d’utiliser les règles de l’économie de marché comme outils de politique environnementale. Se basant sur le principe de « pollueur-payeur », l’objectif de ce marché est d’obliger les entreprises polluantes à soutenir les coûts engendrés par l’émission de gaz à effet de serre, la concentration de ces derniers dans l’atmosphère étant un élément central du changement climatique. En imposant la détention d’un nombre de permis correspondant à la pollution réalisée (chaque permis correspondant à un droit d’émission d’une tonne de C02 dans l’atmosphère), l’idée principale de ce marché est de faire rentrer l’impact environnemental dans le bilan comptable des entreprises. Le postulat de départ est que l’aspect fondamental reste le niveau d’émission global et non la contribution particulière de chaque entreprise. Ainsi lorsqu’il est trop coûteux pour un acteur de procéder à une diminution de ses émissions, il a la possibilité d’acheter les crédits manquants sur le marché. D’autres entreprises pour lesquelles la valeur des permis sur le marché est inférieure à leurs coûts de réduction internes vont ainsi diminuer plus que nécessaire, et dégager un bénéfice par la revente de crédits (1). Ce sont ces dernières qui sont donc censées être motrices des diminutions communautaires (nationale ou européennes selon l’objectif visé)(2).

Jusqu’à 2013, ce système fonctionnait selon le principe de « grand-fathering ». Ce dernier, afin de limiter l’augmentation des coûts pour les industries européennes et leur permettre une adaptation graduelle au mécanisme de vente des quotas d’émissions, les pourvoie un premier temps gratuitement en quotas carbones échangeables. Selon le mécanisme du marché carbone, toute installation doit chaque année se procurer une quantité de permis correspondant à ses émissions, qui normalement devrait être achetée sur le marché, mais grâce au principe de « grand-fathering », ceci a eu lieu gratuitement. Quant aux quantités distribuées durant cette période, elles sont déterminées en fonction des émissions passées des entreprises (entre 1996 et 2002(3) pour la France). Elles sont légèrement réduites chaque année de manière à atteindre en 2020 les objectifs de réduction des émissions de chaque pays participant. Totalement indépendantes de tout aléa économique, elles ne peuvent qu’être changées à travers une décision au niveau européen. Les volumes excédents, en cas de diminution de production ou d’émissions, sont finalement échangés sur le marché ou conservés pour une vente ou une utilisation ultérieure. Le but recherché est d’éviter dans un premier temps que les entreprises européennes ne soient excessivement désavantagées vis-à-vis de concurrents internationaux non soumis aux marchés carbone. Le reste du monde n’imposant pas de telles contraintes à ses industries, il était important de laisser aux acteurs européens le temps de s’adapter à cette distorsion de la concurrence.

Si en principe, ce système vise la mise en place progressive d’une taxation pour les émissions polluantes, son efficacité optimale nécessite des conditions économiques stables (croissance, solutions technologiques et comportement des acteurs prévisibles, absence de facteurs externes, etc.). Le prix du carbone lui-même suit la loi de l’offre et de la demande, à ceci près que la quantité de permis sur le marché n’est pas stimulé par la demande. Ces divergences avec le modèle théorique ont créé des dérives entre les objectifs précis du marché carbone – réduire les émissions de CO2 tout en créant des opportunités pour les entreprises de s’engager dans des investissements verts – et son réel impact sur les entreprises. Une de ces dérives a été notamment la possibilité pour les entreprises de réaliser des profits supplémentaires tout en évitant les efforts de diminution de leurs niveaux de pollution. Le cas d’ArcelorMittal illustre clairement cette opportunité contre-nature.

Un tampon au ralentissement économique

Lors de la crise économique de 2007, la chute du niveau d’activité du secteur industriel européen, et donc sa production, a entraîné une chute similaire des émissions de CO2. Cela a permis à l’Europe de se rapprocher plus aisément de ses objectifs de Kyoto, à savoir une réduction de 8% de ses émissions de gaz à effet de serre par rapport aux niveaux de 1990(4). Cependant, cette baisse des émissions n’est que conjoncturelle, liée à la baisse de production enregistrée sur tout le continent. Les entreprises ont en fait pu connaître une réduction de leurs émissions sans que cela ait fait partie d’une décision stratégique d’atténuation de leur empreinte carbone. Mais hors situation économique défavorable, les entreprises n’ont aucun intérêt à maintenir leurs activités (et donc leurs émissions) à des niveaux faibles. Elles n’ont donc pas eu à prendre de réel engagement pour réduire leur impact sur le climat. Entre temps, dans cette situation de crise économique et de réduction du niveau de production industrielle, le marché carbone a continué de fonctionner à l’identique, ce qui a permis à son système d’allocation de poursuivre l’attribution de quantités identiques de quotas aux entreprises, nonobstant l’évidente réduction de la production économique.
Les entreprises ont ainsi eu l’opportunité soit de revendre sur le marché les quotas inutilisés, soit de les thésauriser pour une utilisation future, ce qui a été l’attitude majoritaire des acteurs. Les émissions européennes ont diminué en 2007 de 4,18% (donnée correspondant à la baisse de production, l’effet des politiques environnementales étant marginal), et cette chute due à la crise a constitué un capital (valeur des permis inutilisés) offert aux entreprises sans qu’elles aient fait des efforts de réduction d’émission.

A l’heure actuelle, même si le niveau de production européen n’est toujours pas revenu à son niveau d’avant la crise, l’allocation gratuite des droits d’émissions s’est perpétuée d’années en années, créant un stock de quotas inutilisés toujours plus grand. En 2013, la Commission européenne évalue la quantité superflue sur le marché entre 1,5 et 2 milliards de tonnes de CO2 : soit près de la totalité des émissions du marché sur une année !(5)

Cet afflux massif de quotas n’est pas sans conséquence sur la valeur de la tonne de CO2 – et donc de la dégradation de l’environnement – soumise sur la marché à la loi de l’offre et de la demande. Elle ne comporte ni plancher, ni plafond, c’est uniquement le besoin des entreprises pour leur conformité qui en influence le prix – considérant les démarches spéculatives marginales. Ainsi lorsque la quantité de quotas disponibles augmente, de plus en plus d’industriels sont assurés de leur conformité à la législation, la demande s’en trouve réduite et les prix des quotas chutent. C’est ce qui s’est passé en 2007 avec des prix virtuellement nuls lorsque la directive européenne interdisait aux entreprises d’utiliser leurs quotas pour les années suivantes (principe du « banking »). Actuellement, et en l’absence de diminution du volume sur le marché, le prix des quotas semble installé durablement autour des 5 euros la tonne(6). A un niveau si bas, les changements technologiques – sauf marginaux – seront toujours plus coûteux que l’achat de quotas(7). La nécessité de procéder à des investissements environnementaux – raison d’être du marché carbone – a donc disparu pour un grand nombre d’entreprises.

Par ailleurs, même si la surabondance de quotas présents sur le marché en a fait chuter le prix, la valeur du carbone est restée une manne importante pour l’industrie. Afin de bien illustrer cette situation paradoxale dans le cas de Florange, les données disponibles sur l’European Union transaction Log(8), permettent d’estimer qu’entre 2008 et 2011, l’établissement a engrangé des quotas surnuméraires d’une valeur comprise entre 37 et 138 millions d’euros(9) (plus de 4,6 millions de tonnes de C02), résultats dus uniquement à la baisse de l’activité.

Un arrêt de la production… qui rapporte !

En octobre 2011, le groupe ArcelorMittal annonce la fermeture du site de Florange, revenant ainsi sur son engagement de 2006 de maintien de l’usine française. Depuis lors, Florange est le théâtre d’une lutte sociale qui, à la volonté de maintien d’un savoir-faire national rentable, confronte celle d’un groupe de ne conserver que ses investissements les plus lucratifs. Durant toute cette période, l’activité du site a été mise en veille. Cependant, en l’absence de mesures pour corriger les distorsions conjoncturelles que l’on vient de décrire, les quotas alloués à l’entreprise sont restés disponibles. Cela a de façon absurde permis au groupe d’obtenir des permis pour le site de Florange alors même que ce dernier n’était plus en activité ! Sur l’année 2012, cette remarque est flagrante : en une seule année, ArcelorMittal a engrangé 3,7 millions de tonnes CO2 grâce au seul site de Florange, tandis que l’établissement ne produisait plus. Ce dernier n’avait plus du tout besoin de ses quotas et pouvait alors en revendre la totalité.

La raison d’attribution de ces quotas reste la même que dans le cas du ralentissement économique, à la grande différence que les profits réalisés proviennent d’une décision de l’entreprise, et non d’un aléa économique extérieur. En effet, l’usine participe toujours à la réduction des émissions du point de vue européen. Par contre, le groupe perçoit aussi un revenu sans pour autant produire un service. Le propriétaire est donc rémunéré par les instances publiques (ici l’Europe émettrice de permis) pour sa seule possession d’une usine à l’arrêt, et donc la mise au chômage (fût-il technique) de ses salariés. Nous sommes donc dans un système qui va stimuler l’opportunisme du détenteur de capital – revenu carbone – au détriment de la force de travail – baisse de l’activité salariale. Cette dérive est exploitée de manière remarquable par le groupe ArcelorMittal, de loin le premier « fatcat » européen (entreprises ayant engrangé le plus grand nombre de permis carbone) avec un surplus accumulé estimé à 123 millions de tonnes de CO2 (10).

Une raison supplémentaire à la fermeture en 2013

Considérant le nombre d’employés ainsi que les volumes traités par un tel site, il est évident que le mécanisme décrit ci-dessus n’explique pas à lui seul les décisions prises à Florange. Il constitue tout de même un revenu additionnel non négligeable avec son attrait propre.

Etrangement, la fermeture définitive de l’usine coïncide avec le tournant règlementaire du marché carbone. La maturation du marché passe ici par un changement de mécanisme d’attribution des quotas au niveau européen. Selon les nouvelles règlementations applicables en 2013, les entreprises verront leur quantité de quotas attribuée gratuitement diminuer progressivement. Elles devront désormais acquérir le reste aux enchères. Ceci élimine la possibilité qu’une entreprise fasse un bénéfice net sans une stratégie de réduction d’émissions (cas précédent d’une entreprise recevant gratuitement plus que nécessaire), ou de spéculation sur l’évolution du marché. En effet, le coût des enchères implique nécessairement que les entreprises fassent un investissement de départ. Cependant tant que le prix de la tonne reste bas – et donc tant qu’il y a surabondance –, le marché n’engendrera qu’un surcoût de production – achat de quotas – mais pas de diminution d’émissions –investissements.

Ainsi, à compter de 2013, ArcelorMittal ne recevra plus de quotas gratuits. Simultanément, l’inactivité de Florange cesse d’être une source de revenus carbone. Même si la fermeture met en jeu bien d’autres éléments prépondérants, cela constitue toujours une raison de moins pour son propriétaire de maintenir l’usine au repos.

Un changement de mentalité avorté, symptôme d’une cohésion politique toujours absente
Cet exemple illustre clairement l’échec essuyé par le marché carbone, qui n’incitant pas les entreprises à des investissements se trouve privé de sa propre raison d’être. Les changements réglementaires évoqués devaient permettre de corriger les failles actuellement existantes – fin de l’allocation gratuite – dans le système et d’en refaire un exemple de politique environnementale : permettre une réduction efficace des émissions tout en évitant des coûts excessifs pour les entreprises. Cependant, même si le fonctionnement du marché est amélioré, le Parlement européen, par son rejet du plan de sauvegarde du marché carbone(11), a refusé le retrait de l’excès de quotas. Les nouvelles règles s’appliqueront donc dans un système où la quantité de quotas disponibles maintiendrait les prix du carbone au plus bas pour plusieurs années. Les bénéfices de la réforme ne pourront donc se faire sentir à court terme, empêchant tout progrès environnemental.

Après avoir investi pendant dix ans dans la création d’un nouveau paradigme d’économie environnementale, l’Europe semble incapable de tirer profit de son avance. La Chine, l’Australie, la Nouvelle-Zélande sont déjà en train de mettre en place des systèmes similaires. Au même moment, l’Europe, soucieuse de l’attractivité de son territoire, revient à une attitude passive privilégiant une fois de plus l’austérité à l’adaptation par la réforme. Cela démontre une prise en compte limitée du potentiel économique de la transition énergétique et de l’économie bas-carbone, domaines dans lesquels l’Europe jouit encore d’une position dominante qu’elle pourrait perdre faute de la pérenniser. Le manque de cohésion politique sur la question environnementale ainsi que l’incapacité à soutenir son propre système risquent non seulement de faire perdre à l’Europe son avance par rapport aux expériences qui se développent actuellement à l’étranger, mais entacheront aussi sa crédibilité internationale durement défendue lors des négociations pour le climat.

Alors même que le marché carbone apportait un revenu aux administrateurs de Florange, ces derniers ont tout de même maintenu sa fermeture. Les politiques environnementales ne peuvent donc être considérées comme l’origine des fuites de l’industrie européenne. Par ailleurs la hausse continuelle de la demande mondiale en acier(12) laisse présumer que la production perdue à Florange sera compensée par une autre unité de production ailleurs dans le monde. L’ouverture probable d’une « nouvelle Florange » plus polluante dans un pays en développement n’est sûrement pas une victoire politique, ni un signe d’espoir pour l’environnement mondial. Quelle légitimité reste-t-il alors à une Union incapable d’influencer ses acteurs économiques, et dont les succès environnementaux proviennent de la disparition de son industrie ?

(1) Description du mécanisme d’échange de quotas d’émission :
(2) Mécanisme similaire au « merit order effect » décrit dans le secteur de l’énergie : http://www.isi.fraunhofer.de/isi-media/docs/e-x/working-papers-sustainability-and-innovation/merit-order-effect.pdf.
(3) Voir le plan national d’affectation d’émission de gaz à effet de SERRE (PNAQ II) français, disponible ici.
(4) L’Union Européenne fait usage du principe de « burden sharing » correspondant à une ventilation de l’objectif entre les différents états membres. Pour un détail de la répartition des engagements voir : UNFCCC-Kyoto-AnnexI.
(5) http://ec.europa.eu/clima/policies/ets/reform/index_en.htm
(6) Après un niveau historiquement bas de 2,81€/tonne le 24 Janvier 2013.
(7) Le signal prix pour était considéré en France à 17€ -montant envisagé de la taxe carbone- en 2010.
(8) http://ec.europa.eu/environment/ets – lien direct: Compte Florange
(9) Basés sur les extrêmes des prix spot Bluenext entre avril 2008 et avril 2011 : 7,96€/tCO2 et 28,73€/tCO2
(10) Voir le travail de l’ONG Sandbag sur les dérives des bénéficiaires du marché carbone européen, prenant en compte l’expoitation non décrite ici des transferts de CDMs. http://www.sandbag.org.uk/maps/companymap/
(11) http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/04/16/le-parlement-europeen-rejette-le-plan-de-sauvegarde-du-marche-carbone_3160727_3244.html
(12) http://indices.usinenouvelle.com/produits-siderurgiques/une-demande-d-acier-a-deux-vitesses.3977
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