ANALYSES

L’Espagne, invertébrée par oxymore européen ?

Tribune
6 mars 2013
Cette dernière contestation est peut-être la plus inattendue. Il y a un peu plus d’un siècle, pour les Espagnols épris de modernité et d’esprit démocratique, l’Europe était la solution et la clef de tous les problèmes de la péninsule (1) . L’épisode franquiste, qui avait bétonné la frontière des Pyrénées en coupant l’Espagne de son voisinage continental, avait retardé les évolutions collectives et bridé le développement. La mort du dictateur, en faisant tomber bien des murs, avait dynamisé la politique, la culture et l’économie. La presse internationale, jamais avare de commentaires emphatiques, avait parlé alors de miracle espagnol. La démocratie revenue avec et sans doute grâce à la CEE, l’Espagne avait bientôt exporté son nouvel esprit de movida à Paris, Londres et Berlin.
Le tsunami économique et financier qui balaie l’Espagne et l’Europe depuis 2008 rompt à grande allure les certitudes d’hier. L’héritage démocratique et social accumulé depuis la deuxième guerre mondiale pour certains, plus récemment pour les Espagnols, est attaqué de tous côtés. Washington, Bruxelles, Berlin et parfois Brasilia, Moscou et Pékin appellent les Européens à prendre le réel par les cornes. Les indignés espagnols refusent ces appels à la raison financière, couplés par quelques trous de ceinture supplémentaires. A la casse sociale imposée par les pères fouettards du déficit public minimal, à la langue de bois, dévastatrice socialement, des tenants de la rigueur qui, selon la formule répétée de touit en touit , garantirait les paradis de la croissance à venir, les indignés opposent leur refus. Ils ont fait école. Beppe Grillo en Italie, UKIP au Royaume-Uni, diverses formations sécessionnistes en Flandre belge et en Ecosse, Syriza en Grèce, le Front de gauche et le Front national en France, Que se lixe la troika (collectif de rupture institutionnelle) au Portugal, manifestent bruyamment chacun leur partition du mécontentement.
Mardi 26 février 2013 les députés socialistes élus en Catalogne ont rompu la solidarité de groupe à l’occasion de votes au Congrès national portant sur la nécessité d’ouvrir une négociation entre Madrid et Barcelone permettant l’expression du droit à l’autodétermination. Le groupe du PSOE avait décidé de voter contre les résolutions sur ce sujet proposées par les nationalistes catalans (CiU et ERC) et les élus PC/Verts catalans (ICV) (2) . Les députés socialistes élus en Catalogne ont mêlé leurs voix à celles des nationalistes et des communistes catalans, des nationalistes basques et galiciens, et des régionalistes de la Coalition canarienne. La résolution de CiU a été repoussée par 275 voix contre 60. Celle des communistes catalans par 272 voix contre 59 et deux abstentions. C’est la première fois depuis le rétablissement de la démocratie en Espagne que le groupe socialiste ne vote pas de façon unanime.
Ce vote discordant doit être replacé dans son contexte, celui d’une relation de plus en plus difficile entre Madrid et Barcelone. Certes le PSOE et le PSC sont deux partis indépendants l’un de l’autre. Un pacte de coopération signé en 1978 reconnaît la pleine compétence de l’un en Catalogne (le PSC) et de l’autre (le PSOE) dans le reste de l’Espagne. Certes, en dépit du contrat signé, les relations entre les deux formations n’ont jamais été simples. La possibilité pour les députés socialistes de Catalogne de disposer d’un groupe propre au parlement de Madrid fait débat depuis 1978. Certes, le PSOE avait soutenu assez mollement en 2006/2007 (avec un président de gouvernement PSOE, J-L R Zapatero) l’aspiration catalane à un nouveau statut d’autonomie reconnaissant sa spécificité nationale, voulu par le président socialiste (PSC) de la région, Pascual Maragall. Mais les contentieux restaient, malgré tout, gérés à l’amiable jusqu’à ces derniers mois. La relève générationnelle, qui a coïncidé avec la crise depuis 2008, a accentué les malentendus hérités de l’histoire.
La crise économique a déréglé le climat politique et social catalan. Les nationalistes de centre droit (CiU) qui gouvernent la Catalogne et Barcelone, depuis 2011, ont durci leurs discours depuis qu’ils ont accédé aux responsabilités. Après avoir exigé un pacte fiscal plus favorable au gouvernement central, mis en œuvre une politique d’austérité rigoureuse, ils ont proposé à l’opinion catalane l’autodétermination comme seule voie permettant de retrouver croissance et bien être social. Ils ont participé à une manifestation massive en faveur de l’indépendance le 11 septembre 2012, jour de la Diada , fête nationale de la Catalogne. Puis, avec le soutien de la Gauche républicaine (ERC) et, in fine, des communistes et des Verts, ils ont fait voter au parlement catalan le 23 janvier 2013 le principe d’un référendum d’autodétermination en 2014.
Le PSC, avait voté contre, au nom du fédéralisme, proposition qu’il avait fait valider par le PSOE en septembre 2012. Marginalisé par la dynamique indépendantiste, le PSC avait essayé de rebondir en suggérant en février 2013 au Roi, dont l’image déjà médiocre en Catalogne est altérée par diverses affaires, d’abdiquer. Le PSOE avait vivement réagi et signalé son désaccord. Le dépôt de deux résolutions sur le droit à l’autodétermination au parlement de Madrid le 26 février 2013 a été applaudi par une majorité d’électeurs catalans. Le PSC a donc décidé de voter ces résolutions, privilégiant la reconquête de son électorat en dérive vers CiU, ERC ou le PC (ICV) sur sa solidarité avec le PSOE.
Ces votes ont éveillé un fantasme que l’on croyait dépassé, celui de l’intervention de l’armée. Un général à la retraite, ex-commandant en chef de l’infanterie de marine, a en effet saisi l’opportunité d’une conférence pour rappeler qu’actuellement les forces armées étaient préoccupées car leur obligation de défense de la patrie et de son intégrité territoriale est, pour elles, un concept supérieur à tout autre. Le gouvernement a saisi le Tribunal suprême pour empêcher l’organisation de quelque référendum d’autodétermination que ce soit. Le vote du 26 février 2013 et les polémiques qui l’accompagnent alourdissent un climat général détérioré par l’approfondissement de la crise et du chômage. Les syndicats majoritaires (UGT/CCOO/USO) ont annoncé de nouvelles mobilisations dans toute l’Espagne le 10 mars prochain. Par ailleurs, les débats sur la détérioration de la moralité des élus, plus particulièrement ceux du PP (droite), se poursuivent dans la presse et devant les tribunaux.
On ne peut que s’interroger sur les conséquences à moyen terme de la délégitimation du système institutionnel espagnol issu de la transition démocratique: grands partis nationaux, monarchie, unité nationale, adhésion à l’Europe. D’autant plus que la réponse des gouvernants, des grands médias et de l’université renvoie les protestataires au populisme, à la démagogie irrationnelle et au passé belliqueux des peuples européens. Le récit officiel qui vise à sauver l’Europe telle qu’elle fonctionne postule ainsi la culpabilité politique et morale des mécontents, au risque d’aggraver les incompréhensions et la stabilité de la démocratie. De passage à Madrid, le sociologue brésilien Emir Sader a adressé aux contestataires ayant le poil de gauche comme aux dirigeants des grandes institutions européennes et espagnoles le message suivant : « l’Europe plutôt que de se regarder dans un miroir sud-américain doit regarder son passé. L’Etat social européen a été une avancée sans précédent qui est en train d’être démantelée. » (3)

(1) José Ortega y Gasset, España invertebrada, Madrid, Espasa-Calpe, 2006
(2) CiU= Convergence et union/ERC= Gauche républicaine de Catalogne/ICV= Gauche catalane et Verts
(3) Emir Sader in El Pais, Madrid, 1er mars 2013